Le Bateau Livre. Le blog de Frédéric Ferney

La plume au vent, n°5. L'Eros contre l'Euro ou la crise grecque à travers le "Dictionnaire amoureux de la Grèce" de Jacques Lacarrière (*).

Quel sera le sort de la Grèce au sein de l’Union Européenne ?

La question est posée. Devant la crise sans précédent que connaissent les Grecs, Jacques Lacarrière, l’auteur de « L’Eté grec », cet amoureux de la Grèce éternelle (qui nous a
quitté en 2005) aurait sans doute plaidé leur cause. C’est ce que je voudrais faire aujourd’hui un peu en son nom. On sait que ce pays va mal : l’Etat grec est au bord de la faillite ; partout, dans le pays, les citoyens manifestent contre l’austérité qu’on veut leur imposer et qui n’est pas supportable! D’accord : les Grecs ont truqué leurs comptes, leur fiscalité est faible et fantaisiste, leur déficit public abyssal, bref, c’est le mauvais élève de l’Europe. Alors que faire ?

Faut-il exclure la Grèce de la zone euro ?

C’est la menace que brandit l’Allemagne. Je ne suis pas un aigle en économie
mais on me dit – cela semble évident - que les conséquences seraient encore plus désastreuses, aussi bien pour la Grèce que pour l’Union européenne - la seule solution, chacun le sait, c’est un gouvernement économique de la zone euro (mais aussi une politique, une vision solidaire et partagée), qui tarde à venir. Je n’insiste pas.

Aujourd’hui, la dette souveraine de la Grèce s’élève à 300 milliards d’euros. C’est colossal. Mais nous, Européens, avons-nous oublié notre dette envers les Grecs ? Ils nous ont donné : la démocratie, la philosophie, la géométrie, la tragédie, sans parler des sirènes, du sirtaki et des Jeux Olympiques ou de cet immense poète appelé Constantin Cavafy (dont je vous reparlerai un jour). Notre dette envers les Grecs n’est pas colossale, elle est incalculable ! Faut-il le rappeler à Madame Angela Merkel et à ces Messieurs de Bruxelles ? L’Europe sans la Grèce, c’est impossible, ce n’est pas l’Europe. Et d’ailleurs, l’Allemagne sans la Grèce, ce ne serait plus l’Allemagne : Goethe, Schiller, Hölderlin, Nietzsche, Rilke ou Heidegger (qui n’ont cessé de déchiffrer l’Allemagne à travers les mythes de la Grèce antique) doivent s’en retourner dans leur tombe…

Oublions même Orphée et Socrate, Apollon et Dyonisos, Œdipe et Périclès ! (Œdipe d’ailleurs, on s’en serait peut-être bien passé, même si, qu’on le veuille ou non, la tragédie grecque, c’est la
naissance d’une catégorie chère aux Européens : la liberté !). Passons. Dans ce « Dictionnaire »,
Lacarrière fait l’inventaire (à la fois raisonné et affectif) de ce que l’Europe doit à la Grèce : je retiendrai trois choses, juste trois, mais elles sont essentielles:

1. Pour commencer, l’Europe doit à la Grèce son nom : Europe.
C’est une belle histoire, ou plutôt : un mythe – on sait que les Grecs ont inventé les deux, l’histoire avec Hérodote, et la mythologie, avec Homère et Hésiode.

Ca commence comme ça : Europe était le nom d’une princesse phénicienne si belle que
Zeus en tomba éperdûment amoureux. Pour la séduire, il prit l’apparence d’un splendide taureau blanc : il emporta la princesse au-delà des mers jusqu’en Crète, puis il la déposa à l’ombre d’un arbre au pied duquel ils s’unirent. Plus tard, cet endroit devint une ville romaine sous le nom de Gortyne. Toujours est-il qu’aujourd’hui, quand vous vous promenez à Gortyne, en Crète, (ayant contourné les ruines d’un bel odéon romain), vous découvrez une flèche indiquant : Platanus
orientalis. Un peu plus loin, sur un panneau de bois, vous pouvez lire, en grec (si vous savez lire le grec) : « C’est au pied de ce Platanus orientalis, arbre très rare et très intéressant pour la mythologie, que Zeus métamorphosé en taureau déposa la princesse Europe et s’unit à elle pour enfanter le roi Minos ».Ce fragment est signé, non pas Hésiode ou Pindare (comme on pourrait s’y attendre) mais : « Le Service Forestier de Crète », auquel on ne saurait être
trop reconnaissant.

A ce propos, qu’est-ce qu’un : Platanus orientalis ? Et bien, c’est un platane à feuilles persistantes. Pourquoi, me demanderez-vous, est-ce l’unique platane à feuilles persistantes ? Mais précisément parce que son lointain ancêtre, ayant ombragé les amours de Zeus et d’Europe, le dieu reconnaissant lui accorda le don de conserver perpétuellement son feuillage. Le roi Minos serait donc – je crains que les gens de Bruxelles l’ignorent - l’ancêtre des Européens : plus tard, son épouse Pasiphaé engendra Phèdre, ce qui nous vaudra quelques beaux vers raciniens, et aussi le Minotaure, mais ceci est une autre histoire... En tous cas, l’Europe porte le nom d’une princesse devenue grecque par amour, il est bon de s’en souvenir.

2. On doit, précisément, à la Grèce, une certaine idée de l’amour. Et même trois idées (en une). Eros : l’amour sensuel. Philia : l’amitié, l’amour entre égaux. Mais surtout agapé : l’amour offrande, le don de soi, « l’amour qui accueille et reçoit ", dit Lacarrière. Chez les premiers chrétiens, il désigne aussi bien l’amour des hommes envers Dieu que l’amour de Dieu envers les hommes. Platon en fera l’envers du Désir, la face cachée de l’Eros, celle qui tend à la purification des passions, qui devient émoi pur et touche à l’essence. On retrouve, dans la langue française, l’agapé (devenu au pluriel agapes) pour désigner le repas pris en commun par les fidèles. Les agapes, c’est le banquet, le plaisir d’être ensemble, l’échange et le don ; c’est quand la passion devient promesse, et l’union communion. Il serait temps que l’union dite européenne s’inspire un peu de ce concept.

L’Eros ou l’Euro ?...L’Europe, n’en déplaise aux Anglais, ce n’est pas qu’un marché commun, ce n’est pas que du business. « I want my money back », (« Je veux récupérer mon argent »), hurlait Mme Thatcher, ce qui peinait beaucoup Jacques Delors. On peut (grâce aux Grecs) avoir une autre
idée de l’union, une autre idée de l’Europe.

3. Enfin, l’Europe doit à la Grèce : les humanités. Vous savez, faire ses humanités, c’est (ou plutôt: c'était) étudier des langues qui ne servent à rien, des langues mortes, des auteurs sans aucun intérêt : Homère, Sophocle, Platon, Cicéron, Plutarque, Virgile. Ben oui, quoi, le grec et le latin, ça sert à quoi à l’époque d’Internet?

Vous pourriez aussi m’objecter que : on peut être à la fois un hélléniste distingué et un ennemi acharné de la démocratie, voire un collaborateur pronazi fanatique ! Comme Robert Brasillach, par exemple, célébrant l’ « humanité » des poètes grecs, et capable en même temps de publier des articles criminels, abjects, contre les juifs.

Et bien, répond Lacarrière, justement : la Grèce est une école de liberté parce qu’elle nous laisse le choix. D’un côté, il y a Sparte, la cité guerrière. De l’autre, Athènes, la ville où fleurissent les arts et les lettres (et l’idée de la démocratie). D’un côté, « l’Iliade », le poème de la force, de la mort et du sang, de l’autrre, « l’Odyssée », le poème du voyage, du merveilleux, de l’amour, de l’initiation. Quel héros préférez-vous ? Ulysse, le marin éternel, le vainqueur des monstres et l’amant des
Néréides, ou bien Achille, le guerrier arrogant et cruel ? Oui, la Grèce nous offre le choix : le
monde magique d’Eole et des sirènes ou bien celui, brutal et ruineux, des Achéens, des corps traînés sur le rivage, des femmes violées ou captives, offertes au vainqueur. Et cela, ça s’apprend, tout petit, dans des livres, nous dit Jacques Lacarrière (qui se souvient de son enfance sous l’Occupation).

Messieurs les Européens, mettez la Grèce sous contrôle, imposez-lui une fiscalité raisonnable, luttez contre la corruption et les prébendes, oui ! mais ne punissez pas son peuple ! n’expulsez pas la Grèce de l’Europe ! souvenez-vous que nous aussi, les Européens, nous avons une grosse dette envers ce petit pays.

 

(*) Cette chronique a été lue dans l'émission "Pas la peine de crier" animée par Marie Richeux, le 27 septembre, sur France-Culture. Le « Dictionnaire amoureux de la Grèce » de Jacques Lacarrière est publié aux Editions Plon.

La plume au vent, n°4. Chiens, chats et souris... ou les "Primaires" du P.S. à travers les "Fables" de La Fontaine (*)

 

Pourquoi les « Fables » de La Fontaine ?...

Parce que, depuis la mort de leur dernier roi, François Mitterrand (qui était moitié-lion et moitié-renard), les animaux de la contrée socialiste se cherchent un nouveau chef : DSK-le-bouc étant hors-jeu, est-ce que ce sera : Hollande-le-lièvre, Aubry-la-tortue, Montebourg-le-héron, Valls-le-jeune-coq (toujours un peu courroucé), Baylet-l’ours (des Pyrénées, espèce menacée) ou Ségolène-la-belette ? Depuis la fin de l’été, les Français( qui adorent les duels), commencent à se passionner pour ce match au sommet.

Or, il se trouve que La Fontaine (même s’il n’est pas de gauche) aurait fait un excellent
conseiller en communication politique ! Sous la peau du loup ou sous les plumes du corbeau, tout devient (presque) limpide : la leçon vaut bien un fromage ! Invitons (le temps d’une chronique) chacun des candidats à se mirer (et à s’instruire, avec profit) dans cette « onde pure ». Car c’est un miroir que nous tend La Fontaine un miroir ironique et cruel !
Et, en même temps, si la morale en est souvent amère, ces « Fables » sont exquises de fraîcheur. La Fontaine nous parle, sur un ton de confidence aimable et légère ; il parle à chacun et il parle à tous.

Alors oui, il nous parle mais de quoi ?...

Eh bien, il nous parle de politique ! (La Fontaine nous montrent les passions, la folie, l’envie, l’ivresse de la domination). Il nous parle d’élections : qui sera le roi ? - c’est la question qui est souvent posée dans les « Fables ». C’est une guerre : elle est féroce. Et fratricide puisque tous les prétendants sont (soi-disant) des amis ! Tout s’écrit dans l’allure d’une comédie dialoguée
(où, si l’on veut vaincre, il ne faut pas donner sa langue au chat !) C’est plein de « petites phrases », de mots cruels, de sentences, de vacheries, que la Fontaine profère avec le sourire. Il en va de même au P.S. : on est entre chiens et chats, entre chats et souris, on s’étreint entre camarades, en toute fraternité, en alternant coups de langue et coups de griffes…

1.
Un premier conseil du coach politique qu’est La Fontaine: « Ne soyez, à la cour, si vous voulez y plaire, ni fade adulateur, ni parleur trop sincère. Et tâchez quelquefois de répondre en Normand » ! Lors de leur premier débat télévisé (le 15 septembre), souvenez-vous, à propos du nucléaire, François Hollande s’est félicité d’être celui qui « posait les questions ». A quoi Martine Aubry a rétorqué : « Non, nous ne sommes pas d’accord ! Mieux vaut apporter des réponses. On ne peut pas dire aux Français : p’têt ben que oui p’têt ben que non » ! On verra lequel a raison mais, en attendant, comment être sincère si l’on ne dit pas tout ce qu’on pense ? Comment se distinguer sans traiter l’autre d’imbécile ? C’est la difficulté…

2.
En politique, La Fontaine est partisan de la diplomatie, de la paix, de la concorde ; il fait l’éloge de l’amitié. Or, deux maux nous guettent en ce bas monde. L’un est dans le coeur de l’homme : c’est l’illusion sur soi (arrogance, présomption, vanité). Ou si vous préférez : la folie des grandeurs. Sur ce point, on relira avec profit : « La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le boeuf » ou bien encore : « La laitière et le pot au lait »… L’autre calamité qui nous menace est dans le corps social : c’est la zizanie, la bisbille ; c’est la Discorde (dont La Fontaine fait une déesse meurtrière et jalouse qui punit tous les hommes). Notamment, dans la fable intitulée « La querelle des chiens et des chats et celle des chats et des souris » : « La Discorde, dit-il, a toujours régné dans l’univers, notre monde en fournit mille exemples divers ». Car La Fontaine le sait (Jules César le disait des Gaulois), nous sommes le peuple le plus divisé et le plus querelleur
de la terre. Les Français, en politique, adorent la castagne.

3. Faut-il débattre ou agir ? Débattre sans fin est une chose (quand on est dans l’opposition, on n’a guère le choix). Agir en est une autre, et cela exige du courage. Sur ce thème, il y a la fable intitulée : « Conseil tenu par les rats ». Il s’agit pour les rats (par mesure de sécurité) d’attacher des grelots au chat Rodilardus qui sème la terreur parmi la « gent trotte-menue » (comme dit joliment La Fontaine pour nommer les souris), sauf que pas un seul de ces vaillants beaux parleurs n’ose ! Et La Fontaine de conclure : « Ne faut-il que délibérer, la cour en conseillers foisonne ; est-il
besoin d’exécuter, on ne rencontre plus personne ».

4.
On y parle beaucoup d’élections. C’est souvent, chez la Fontaine, affaire de grenouilles (je n’ai pas dit : « grenouillage !). Il y a, par exemple, la fable : « Les grenouilles qui demandent un roi ». Vous la connaissez ? « Les grenouilles, se lassant de l’état démocratique, par leurs clameurs firent tant que Jupin (Jupiter) les soumit au pouvoir monarchique ». Le roi de l’Olympe leur envoie un roi
soliveau (c'est-à-dire une personne faible et sans autorité), ce qui mécontente tout le monde. On le congédie et on le remplace par une grue (qui les croque et les tue), et les grenouilles de se plaindre ! La morale ? « De celui-ci, contentez-vous, de peur d’en rencontrer un pire ! »

C’est aussi le thème de la fable « Le renard, le singe et les animaux » (qui fait un peu penser à
l’Affaire DSK): « Les animaux, au décès d’un lion, en son vivant prince de la contrée, pour faire un roi s’assemblèrent, dit-on ». Chacun essaye la couronne : les uns ont la tête trop grosse, d’autres ont la tête trop petite. Un singe s’en coiffe, il est élu, le voilà roi. Pas pour longtemps : le renard lui tend un piège grossier où le singe tombe, ce qui prouve son incapacité. Alors le renard dit à ce roi d’un jour : « Prétendrais-tu nous gouverner encore, ne sachant pas te conduire toi-même ? Il fut démis ; et l’on tomba d’accord qu’à peu de gens convient le diadème ».

5.
La Fontaine est sans pitié : pas de sentiment ! Le loup dévore l’agneau, le chat croque la souris, la
raison du plus fort, hélas, est toujours la meilleure. Ce qu’il décrit, c’est une guerre permanente où les amitiés, les alliances, ne résistent pas longtemps devant les intérêts. Sur ce thème,
connaissez-vous : « La génisse, la chèvre et la brebis en société avec le lion » ? On se
croirait au Parti Socialiste ! Ca commence comme ça : « La génisse, la chèvre et leur sœur la brebis, avec un fier lion, seigneur du voisinage, firent société, dit-on, au temps jadis, et mirent e commun le gain et le dommage ». Bref, ils s’associent. Un cerf est pris, il faut le partager. Ca donne ceci : « … le lion par ses ongles compta, et dit : « nous sommes quatre à partager la proie ! ». Puis, en autant de parts, le cerf il dépeça. Prit pour lui la première en qualité de sire : « elle doit être à moi, dit-il. Et la raison, c’est que je m’appelle lion : à cela on n’a rien à dire. La seconde, par droit, me doit
échoir encor : ce droit, vous le savez, est le droit du plus fort. Comme le plus vaillant, je prétends la troisième… Si quelqu’une de vous touche à la quatrième, je l’étranglerai tout
d’abord » !

Toute la question, c’est : qui est le lion (au PS) ? François, en tête dans les sondages, c’est donc le lièvre. Et Martine, pugnace et qui se hâte avec lenteur, la tortue. Qui gagnera la course ? Qui sera premier dans un mois ? On verra. Il y a toutefois une autre fable, moins connue : « Le lièvre et la perdrix » où ils ne gagnent ni l’un ni l’autre : le lièvre est dévoré par les chiens, la perdrix se raille. A peine a-t-elle parlé qu’un vautour l’emporte dans ses serres cruelles… Et les autres, me direz-vous ? Euh, je vous réponds : avez-vous relu récemment « La mouche et le coche » ?…

6.
Enfin, pour conclure, dans la fable « Les Devineresses », La Fontaine semble dérire, par antici^pation, cette autre passion française : les sondages d’opinion : « C’est souvent du hasard que naît l’opinion, et c’est l’opinion qui fait toujours la vogue », dit le fabuliste. A quoi, il oppose la profession de foi du meunier (dans « Le meunier, son fils et l’âne ») qui nous dit: « Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ; qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien ;
j’en veux faire à ma tête » !

Je ne sais pourquoi, ça me fait penser à Ségolène

 

(*) Cette chronique a été lue dans l'émission "Pas la peine de crier" animée par Marie Richeux, le 20 septembre 2011, sur France-Culture.

 

 

 

 

 

 

 

La plume au vent, n°3. Le procès( pour rire) du Président Chirac et le "Roman de Renart" (*)

 

Pourquoi « Le Roman de Renart ?

D’abord (excusez-moi, c’est personnel!) parce que j’adore le Moyen-Age - c’est un monde naïf, merveilleux, violent et… artiste ! Ensuite, parce que le « Roman de Renart », c’est une immense mascarade ! En gros, ça nous raconte les combats plus que douteux d’un héros (plutôt malin et roublard) qui finit toujours par vaincre ou berner ses adversaires (et même ses amis) ! Des fripons de toutes espèces occupent le devant de la scène. Ce ne sont que « blanches paroles et mauvais tours», mensonges et faux serments, fausses promesses et duperies, dénégations et entourloupes. C’est cruel, c’est caricatural, c’est de la politique bien de chez nous. Le « Roman de Renart », c’est un peu les « Guignols de l’info » de l’époque !

Ce héros (appelé Renart, avec un « t »), quel est le trait qui le définit le mieux ?... Vous le savez bien, c’est la ruse ! C’est un fourbe. Il fait très bien le mort (ou l’imbécile) ! L’astuce, la feinte, la tromperie sont l’apanage mythologique de cet animal, mais c’est (aussi) le moteur de l’action. Dans le « Roman de Renart », le droit/ la vérité/ et la morale sont systématiquement bafoués. On serait étonné que (dans l’affaire du procès pour emplois fictifs de notre ancien président) ces vertus aient un jour une chance de l’emporter sur les fables qui nous sont contées ! (Tout est fictif dans cette affaire, sauf la crapulerie qu’il nous faut aussi, hélas, imaginer, faute de preuves !)

1. C’est quoi, le « Roman de Renart » ? Et en quoi ça nous parle aujourd’hui?

C’est une satire des institutions féodales (elles ne sont pas finalement si éloignées de celles de notre république !) ; c’est une parodie des mœurs du pouvoir (des gens d’en-haut). On pourrait dire que le « Roman de Renart » réfute les grandes œuvres épiques médiévales (qui célèbrent les hauts faits des princes), un peu comme les articles du « Canard Enchaîné »
s’opposent à la télévision et aux grands médias (tous soumis, inféodés aux puissants, connivence et langue de bois, c’est bien connu !). Un peu comme les basses vérités (celles qui ne sont pas bonnes à dire) s’opposent à l’histoire officielle et aux mythes !

Deux mots sur l’œuvre : le « Roman de Renart » se composent de 29 récits anonymes (quand c’est anonyme, c’est toujours plus violent) ; ces textes ont été écrits par des clercs (des moines) aux
XIIe-XIIIe siècle (en octosyllabes, s’il vous plaît !). Le terme de « roman » n’a évidemment pas le sens d’aujourd’hui : il définit le choix de la langue vulgaire, parlée par les gens, plutôt que la langue savante, le latin. Ce sont des contes populaires dans l’allure de chroniques – écrits par des intellectuels pour le peuple (et pour faire rire !)

2. D’abord, le ton, la couleur. C’est (je le répète) une œuvre satirique, parodique, irrévérencieuse, souvent grivoise (et même scatologique)… Ce qui (avouez-le) ne serait pas pour déplaire à notre ancien président : on connaît son goût pour les gauloiseries, les mots crus, la langue verte. L’un des épisodes du « Roman de Renart » est intitulée : « la Monstrance du cul ». Un autre : « Comment Renart parfit le con » !... Ca ne lui ferait pas peur, à notre ancien président. On sait qu’il appelle un chat un chat, au moins en privé mais, c’est tout le débat qui s’ouvre à l’occasion de son procès: le président Chirac fait-il encore la différence entre le privé et le public ? entre ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire ? entre une dépêche de l’AFP et un secret de famille ? Etre responsable, c’est répondre : est-il encore capable de répondre, notamment à ses accusateurs ? Les médecins nous assurent que non : le président ne sera pas en mesure d’assister à son procès. Ca ressemble à un ultime pied de nez du Renart à la justice.

3. Ensuite, le personnage. Chirac : l’une des personnalités préférées des Français, sanctifiée par les Guignols de Canal qui en ont fait (et depuis longtemps) non seulement une sorte d’escroc sympathique, mais aussi leur chouchou, leur mascotte. En vérité, Chirac n’est pas celui qu’il paraît, il n’est pas celui qu’on croit. Longtemps on l’a cru brave homme, peut-être l’est-il mais enfin, il a éliminé un à un tous ses rivaux : Chaban (excellente "raquette", dont il n’a fait qu’une bouchée), Giscard (qu’il a trahi et qui le hait), Balladur (« l’ami de trente ans » qui, il est vrai, l’a trahi le premier), Mitterrand (qui le méprisait mais dont, à son heure, il a pris la place). Bref, il n’est ni gentil, ni inculte, comme il s’est longtemps plu à nous le laisser croire.

4. Dans le « Roman de Renart », nous sommes à la cour de Sire Noble le lion : c’est une guerre sans fin entre des barons (tiens !) dans laquelle Renart se joue de tous ses adversaires (tiens ! tiens !). C’est quelqu’un qui a de nombreux visages (qui sont autant de masques) : jongleur, clerc vagant ou errant, vassal rebelle, petit seigneur croisé de bandit (ça alors !). Tous les autres sont figés dans des postures invariables et prévisibles : stupidité et voracité pour le loup Ysengrin ; naïveté, balourdise et gloutonnerie pour l’ours Brun. Lui non, il est ondoyant et divers. Aidé du blaireau Grimbert (on imagine son compère J.L.Debré dans cet emploi), bénéficiant de la complicité amusée du Roi, il dupe tous ses ennemis. Si Renart n’est pas rad-soc de cœur (il ne faut pas exagérer !), il deviendra néammoins le partisan des humbles (anticipant à sa façon un certain discours électoral sur « la fracture sociale »), ce qui ne l’empêchera pas de devenir « empereur » (le temps d’une croisade) !

Bref, il y a entre Renart et notre ancien président plus que des
affinités. Ce qui frappe, chez Renart : c’est son habileté manœuvrière mais aussi
oratoire. Il se vante de transformer le droit en tort, et le tort en droit, et il y réussit le plus souvent. Son arme favorite, c’est le langage - la persuasion, la séduction, l’éloquence. C’est un virtuose du discours et il en possède toutes les ficelles (même les plus « abracadabrantesques)!

5. Je note ensuite que Renart est très à l’aise avec les gens du peuple, surtout les fermiers (car il adore croquer leurs poules). Comme notre ancien président, Renart adore le monde agricole : paysans battant le blé, charrette graissée de suif, anguilles grillant sur la braise, tout cela l’enchante. Il rend visite à la commère-qui-vient-d’accoucher tout en grignotant une rondelle d’andouille.
C’est le Salon de l’Agriculture ! Chirac ne serait pas dépaysé.

6. Enfin, lui aussi, on lui fait des procès pour ses mauvaises actions mais il s’en tire toujours ! Désolé, non, il ne se souvient de rien. Il plaide« non-coupable » : est-il responsable de la gourmandise de Tibert le Chat ? Doit-on lui tenir grief de sa « conduite inappropriée » envers Dame Hersent (qu’il a un peu violée) ? Non, d’ailleurs, la reine plaide en faveur d’ « icelui qui mout souëf li fist la chose » (traduction : « celui qui lui fit si bien l’amour ») et qui, ajoute-t-elle, sait si bien garder les secrets !

Il y a d’ailleurs de nombreuses plaidoiries judiciaires dans le « Roman de Renart ». Le jargon juridique est largement sollicité, détourné et moqué. Certains plaident pour le pardon (et l’oubli), d’autres veulent le punir. Par exemple (savoureuse trouvaille) : le Chameau, qui est l’envoyé du Pape, réclame, à la faveur d’un discours pompeux mêlant le français, l’italien et le latin, un châtiment exemplaire. Je vous laisse trouver qui, dans l’affaire Chirac, pourrait jouer ce rôle de procureur… (le porte-parole du P.S., Benoît Hamon, peut-être !...)

7. Comment diable fait-il, malgré ses méfaits, pour gagner la sympathie des gens ? Ses dégâts dans les poulaillers sont excusés par la faim qui le tenaille. Que voulez-vous, Chirac (pardon… Renart) a de l’appétit ! Il a toujours faim, il est celui qui aime à faire craquer les os sous la dent. Il trousse même la reine devant toute la cour assemblée (après avoir pris soin d’attacher chacun par la queue). Bon d’accord, la comparaison s’arrête là ! On n’imagine pas Mme Chirac s’adonner à ce genre de fredaines en public ! Alors, c’est vrai, il a eu sa traversée du désert ; il a parfois reçu des coups de dents, de griffes ou de bâton ; il est même un jour tombé au fond d’un puits. Et toujours, c'est lassant, on le pourchasse, on ne le laisse pas en repos : il y a les chiens qu’on lance à ses
trousses (les chiens aujourd’hui, ce serait les journalistes !…) mais font-ils le poids ?

8. La morale dans tout ça ? C’est le problème : y’en a pas ! Ou plutôt comme aurait dit Saint-Simon (qui lui décrivait les mœurs du siècle de Louis XIV ): « Quel bon pays est la France pour les scélérats, les fripons et les coquins ! » Le mensonge, la déloyauté, l’hypocrisie, la trahison sont de vilaines choses mais au fond n’est-ce pas cela le plus humain, chez Renart ? Ben oui quoi, qui n’a jamais ne serait-ce qu’une fois un peu menti, triché, trahi ? Est-ce- cela qui explique notre indulgence coupable à son égard ?...

 

(*) Cette chronique a été lue dans l'émission "Pas la peine de crier" animée par Marie Richeux, le 13 septembre, sur France-Culture.

 

 

 

 

La plume au vent, n°2. Le Colonel Khadafi ou "Macbett" de Ionesco: la chute annoncée d'un tyran (*)

Pourquoi Macbeth ?

Parce que, dans notre imaginaire, Macbeth représente l’archétype de l’ambitieux, de l’usurpateur à la fois : assassin, fanfaron, délirant, susceptible, mégalo. Et j’ajouterais : terriblement bavard !... Ce qui est une nécessité au théâtre, parfois aussi en politique quand elle devient spectacle, (un show et un business) : le colonel Khadafi nous en a donné avec emphase quelques preuves !

Pourquoi le« Macbett » (avec deux "t") de Ionesco (et pas celui de Shakespeare) ?

Parce que le Macbett de Ionesco est infiniment plus bouffon, donc plus proche de notre réalité : c’est un clown (un clown blanc : le clown blanc, c’est le pitre quand il devient cruel) ! De même que Khadafi, qui lui est, de surcroît, un histrion accompli, c’est à dire un acteur exécrable, un cabot que les micros et les caméras de télévision ont rendu fou.

Là où Shakespeare hisse son personnage jusqu’à une grandeur (épique et légendaire), Ionesco, lui, ne cède pas à la fascination du tyran. Au contraire ! Ce qu’il nous montre, c’est : un pantin ridicule et criminel costumé en chef d’état. Ce qu’il décrit, sur le mode burlesque (et, en même temps, dans une sorte de féerie féroce et funèbre), c’est : la marche forcée d’un homme dont la soif de pouvoir (la paranoïa) brise la raison et dérègle le langage. Ce qui s’appelle : péter les plombs !

1
Le théâtre, c’est du langage ! Ionesco est plus un homme de mots (un poète) qu’un homme d’idées. C’est d’abord une bête de théâtre avant d’être une tête politique. Pour Ionesco, la politique, l’histoire, ça n’est que ça : un jeu de quilles, un jeu de massacres. (« Le théâtre, on a beau faire, c’est toujours un peu gros ! », comme disait Roger Planchon). Ionesco, qui plus est, c’est un auteur du théâtre de l’Absurde.

Et si Khadafi était aussi un auteur de l’Absurde sans le savoir ! Une sorte de bourgeois gentilhomme cousu d’or (l’or noir) et fardé en « Guide suprême de la Révolution » !(Entre parenthèses : il n’est pas plus colonel que moi je ne suis archevêque, il s’est décerné lui-même ce grade après avoir a pris le pouvoir, comme vous savez à la faveur d’un coup d’état militaire en septembre 1969… en renversant un vieillard cacochyme, le roi Idriss Ier, 80 ans, qui se faisait soigner en Turquie ! On dirait déjà du Ionesco !)

Vous trouvez que j’exagère ?... Je crains que non! On sent bien que, chez Ionesco, les ressorts du langage sont minés ; tout comme on sent bien que dans les propos vengeurs de Khadafi, dans sa rhétorique fulminante, quelque chose tourne à vide, même si, dans les deux cas, (pour rire ou pour de vrai), les mots tuent...). Ce qu’il y a de commun, au fond, c’est qu’ils suscitent tour à tour, et parfois en même temps : le rire et l’effroi. C’est le propre des dictateurs (sur scène ou dans la vie) : c’est quand ils plaisantent qu’ils sont les plus effrayants et les plus dangereux !

2.
Avec le « Macbett » de Ionesco, c’est vrai, on s’éloigne de l’Histoire – du moins celle de ce roi d’Ecosse qui régna à la fin du XIe siècle – mais on y rentre autrement ! C’est une pièce, qui date de 1972 : Nixon et Mao, Brejnev, la guerre froide, les émeutes de Madagascar, les guerres civiles en Irlande du nord et en Rhodésie du sud, l’assassinat des athlètes israéliens aux jeux de Munich… Ionesco, lui, l’émigré roumain, il songe à Ceausescu (qui est encore bien vivant à l’époque), à Staline et à ses successeurs bien sûr, et peut-être plus encore à
« Ubu-roi » d’Alfred Jarry.

Ce qu’il y a de commun entre Khadafi et le Macbett de Ionesco, c’est bien sûr :la violence ; c’est :, une carrière de dictateur ; c’est : une destinée écrite dans le sang, mais c’est aussi : la farce – une farce très contemporaine, une « farce tragique » mais une farce !

3.
Je continue ?... Que Ionesco traite le drame de façon ouvertement parodique, c’est assez clair. Par exemple, dans la pièce, on assiste à des exécutions sommaires mais Ionesco met un bikini à la reine, il introduit dans sa pièce un limonadier et un chasseur de papillons, on croise
même les Pieds Nickelés parmi les spectres qui défilent devant le roi ! Quant à Khadafi : qu’il soit un personnage parodique (quelqu’un qui fait peur et qui fait rire à la fois), est-il nécessaire de vous le démontrer ?... Quand il parade en uniforme blanc et or, avec sa casquette vissé sur le front
et ses Ray-Ban, on dirait le Général Tapioca dans « Tintin » !... mais quand il menace de noyer son peuple dans le sang ?... quand il fait diffuser à la télévision les exécutions des condamnés à mort?... Et quand, vêtu d’une djellabah et d’un turban, il plante sa tente de bédouin dans les jardins de l’Elysée, est-ce qu’il faut rire ou hurler ?... (Oui, je sais : comment la république a-t-elle pu s’abaisser à cela ?... On notera au passage que sur le site officiel de l’Elysée toute trace de cette visite a été miraculeusement effacée ! Ionesco aurait adoré ce détail).

4.
Cela dit, on peut s’interroger : est-ce lui qui est parodique (médiatico-parodique) ou bien est-ce l’époque, c'est-à-dire nous ? Plus c’est bas, vulgaire, parodique, plus c’est moderne (donc médiatique), hélas ! Au-delà du cas Khadafi, oui, peut-être est-ce l’époque même que nous vivons qui est parodique : ce sentiment que l’Histoire bégaie, que tout se répète/que tout se reproduit, comme une méchante farce, que tout est simulacre, comme si la guerre n’était plus qu’un jeu vidéo. Vous avez raté un épisode ? Pas grave, il suffit d’appuyer sur le bouton : rewind !

5. Il y a encore une autre raison pour laquelle cette pièce nous parle aujourd’hui. C’est la vision d’apocalypse qui est celle de Ionesco : son pessimisme foncier, sa noirceur et son nihilisme. («Oh ! monde insensé, où les meilleurs sont pires que les mauvais ! ») Sa vision de l’histoire est encore plus sombre, plus négative que celle de Shakespeare, ce qui n'est pas peu dire. Dans son « Macbett », c’est simple, il n’y a qu’un seul thème : le meurtre. L’histoire est ramenée à sa forme la plus simple : tuer ou être tué. « L’enfer n’est pas ailleurs, l’enfer est ici, il est en nous, nous sommes l’enfer ». Autrement dit, ce sont les méchants qui écrivent l’Histoire mais eux-mêmes sont les jouets d’une force qui les dépasse, on n’en sort pas ! Ce n’est pas une lutte entre les forces du bien et l’axe du mal, comme certains le croient. Non, le Mal règne en maître absolu.

D’ailleurs, on ne se libère pas du tyran puisqu’un autre va prendre sa place. Macbett est bien sûr un usurpateur mais celui qu’il renverse et qu’il tue était déjà un monstre ! (« Un tyran, un usurpateur, un despote, un dictateur, un mécréant, un ogre, un âne, une oie, pire que cela. La preuve, c’est qu’il
règne ! ») Macbeth ne fait que l’imiter. Quant à celui qui lui succède, il ne restaurera pas l’ordre, la paix, la justice : c’est un coquin qui ne vaut pas mieux que lui. Il ne s'en cache pas: "Je n'ai aucune des vertus qui conviennent aux souveraine, la justice, la sincérité, la tempérance, la stabilité, la générosité, la persévérance, la pitié, l'humanité, la piété, la patience, le courage, la fermeté, je n''en ai même pas l'arrière-goût. mais j'abonde en penchants diversement criminels que je satisferai par tous les moyens".

Le monde est (c’est bien connu) une histoire de fous racontée par un idiot. Le CNT va-t-il donner tort à Shakespeare et à Ionesco? Inch'Allah!

 

(*) Cette chronique a été lue dans l'émission "Pas la peine de crier" animée par Marie Richeux, le 6 septembre 2011, sur France-Culture.

La plume au vent, n°1. Le retour de DSK et "Le Colonel Chabert" de Balzac (*)

 

Pourquoi La plume au vent ? Moins l’air de « Rigoletto » que « Les Mousquetaires »
d’Alexandre Dumas : vous savez, quand d’Artagnan, dans « Vingt ans après », dit que sa vie le conduit à l’aventure « comme une plume au vent ». L’idée de cette chronique - diffusée chaque mardi, à 16h40, sur France-Culture - c’est de choisir un événement ou un fait culturel au gré de l’actualité et de l’éclairer par des œuvres de la littérature dite classique. Trouver des échos, des correspondances, susciter des liens, insoupçonnés voire hasardeux entre hier et aujourd'hui. Par exemple: le retour de DSK et le roman de Balzac, « Le Colonel Chabert ».

Un mot de l’histoire : On est à Paris en février 1819, juste après la chute de l’Empire. Un vieillard misérable se présente à l'étude d'un notaire nommé Derville: il prétend être le colonel Chabert, mort héroïquement à la bataille d’Eylau, douze ans plus tôt. Il aurait survécu miraculeusement à ses blessures. Il réclame son titre et son nom mais aussi sa femme qui s’est remarié avec le comte Ferraud. Elle refusera d’abord de le reconnaître, puis elle le repoussera et tentera, froidement, de le duper... Dégoûté, Chabert renonce, il finira à l’asile. Magnifique roman qui alterne la vilénie et la noblesse, qui tour à tour s’abaisse aux plus bas étages de la misère et s’élève vers la lumière. Balzac s'est inspité d'un fait divers; l'affaire DSK en est un remake parodique.

Vous allez me dire : a priori DSK n’a rien de commun avec le héros balzacien, colonel et comte
d’Empire, compagnon de Napoléon, soldat héroïque et, de surcroît (Balzac insiste)… excellent mari ! C’est vrai.

Vous allez me dire : a priori Dominique Stauss-Kahn n’a rien de l'homme qui, à son retour, est piétiné, trompé, humilié par sa femme ! (Anne Sinclair a jusqu’ici affiché ostensiblement une fidélité indéfectible bras dessus bras dessous avec son époux). C’est vrai.

Vous allez me dire : a priori DSK a peu de chances de finir ses jours dans la misère et de mourir à l’hospice, comme le colonel Chabert de Balzac ! C’est en effet improbable, encore que la fin de l’histoire ne soit pas encore écrite. Alors, où est-ce que je veux en venir ? Quel rapport entre DSK et le colonel Chabert ?

Ceci : on le croyait mort, il ressuscite ; il revient, il a envie de parler et ça embarrasse tout le monde. DSK et le colonel Chabert sont très différents par leur caractère et par leur condition mais peut-être pas par leur destinée…

1.
C’est un roman judiciaire. C’est aussi un roman de la vie privée et un tableau de la vie parisienne. Paul Morand (dans sa Préface au « Colonel Chabert ») dit : « C’est une inoubliable histoire de spectre ». C’est un peu ça, DSK : c’est un revenant. Pourquoi les revenants font-ils peur ?...Parce qu’ils n’ont plus rien à perdre ? Parce qu’ils sont prêts à tout dire ? Parce qu’ils sont une cause de désordre ? Peut-être. En tous cas, ils dérangent.

2. Ce qui est frappant dans le roman de Balzac : Chabert réapparaît inopinément dans une société qu’il ne reconnaît pas (et qui ne le reconnaît pas) : la Restauration. Personne ne veut plus de lui. C’est aussi le problème de DSK. Quand il annonce son retour en France, son retour (possible) sur la scène politique française, ça dérange tout le monde, et ceux que ça gêne le plus, ce sont ses anciens « amis » socialistes. Pourquoi ? Parce qu’il ont pris sa place ou qu’ils en rêvent. Quelle place ? Celle du candidat de la gauche aux élections présidentielles. Ce qu’ils redoutent ? C’est que DSK (et on le comprend) ait soif de revanche, qu’il veuille retrouver ce qu’il a perdu, les dépouilles que ses« amis » se sont partagées en son absence. Eux , ils croyaient avoir tourné la page. Lui, peut-être pas.

3.
En tous cas, vous êtes d’accord, il gêne. La semaine dernière, les dirigeants du P.S. se réunissent rue de Solférino pour contrer les annonces du gouvernement sur le plan d’économies budgétaires. Patatras ! le procureur de New York abandonne les charges contre DSK qui aussitôt leur vole la vedette dans les médias. Les socialistes tiennent leur université d’été à La Rochelle et tentent d’afficher leur unité. Nouveau bug ! Quand les journalistes leur tendent le micro, c’est
pour leur demander : « Alors, DSK ? A votre avis? Va-t-il revenir ? Doit-il revenir ? etc. » Là
encore, il parasite les débats, ils leur casse la baraque, il les divisent. Ils n’ont pas besoin de ça !

4. « Les morts ont donc bien tort de revenir ? » se lamente le colonel Chabert. « Oh que oui !" répondent en chœur les candidats aux primaires socialistes. Mais en fait, non, ils n’osent pas, ils sont coincés. Ils sont tous plus ou moins obligés d’exprimer leur sympathie envers leur cher camarade et sa courageuse épouse. C’est agaçant : « Zut à la fin ! je vous parle de ma campagne et de l’avenir des Français, et vous me parlez d’un fait divers » ! Quoi qu’ils en disent, le retour inattendu de DSK contrarie la destinée de l’un, l’ascension de l’autre, les espérances d’un troisième, la folle rêverie d'un quatrième, etc.

5.
Y a-t-il d’autres correspondances entre l’Affaire DSK et le roman de Balzac ? Oui.
Il y a surtout un motif commun, obscène, obsédant, chez Balzac (inavoué dans l’affaire DSK): l’argent. L’argent est la métaphore du désir.. « Les assassinats sur la grand route, écrit Balzac dans « Une fille d’Eve », me semblent des actes de charité comparés à certaines transactions financières ». D’ailleurs, le roman s’appelait à l’origine : « La Transaction ». (Il est situé, je l’ai dit, à l’époque de la Restauration mais il est écrit sous la Monarchie de Juillet, en 1832, après les ferveurs retombées de 1830 : au-dessus du roi, au-dessus de la Charte, il y le pouvoir du fric. Ce que Balzac appelle : « la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous » !)

Balzac, on le sait, c’est le peintre des passions, des calculs, des intérêts, de l’ambition. Il décrit une société où tout se troque, où tout se plaide. C’est chacun pour soi : les appétits, la spéculation, la circulation des capitaux. On n’est pas dépaysé !

Que dire encore ? Rappeler peut-être que « Le colonel Chabert » a inspiré le théâtre et le cinéma : un film de René Le Hénaff qui date de 1943 (avec Raimu – magnifique -, Marie Bell et Aimé Clariond), un film d’Yves Angelo en 1994 (avec Depardieu, Fanny Ardant et Luchini). Encore
un détail : Balzac s’est inspiré d’un fait divers réel mais il a commis une petite erreur : Chabert, mort officiellement à Eylau en février 1807, ne pouvait pas être comte parce que la noblesse d’Empire n’a été créé par décret qu’en 1808. Ca ne l’empêche pas d’être génial !

Il revient à Derville, le "notaire" de Chabert et de son ancienne épouse, de tirer la morale amère de ce roman: "Quelle destinée! s'écria Derville. Savez-vous, mon cher reprit-il, après une pause, qu'il existe dans notre société trois hommes, le Prêtre, le Médecin et l'Homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde? Ils ont des robes noires, peut-être parce qu'ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Le plus malheureux des trois est l'avoué. Quand l'homme vient trouver le prêtre, il arrive poussé par le repentir, par le remords, par des croyances qui le rendent intéressant, qui le grandissent, et console l'âme du médiateur, dont la tâche ne va pas sans une sorte de jouissance: il purifie, il répare, et réconcilie. Mais, nous autres avoués, nous voyons se répéter les mêmes sentiments mauvais, rien ne les corrige, nos études sont des égouts qu'on ne peut pas curer. Combien de choses n'ai-je pas apprise en exerçant ma charge! J'ai vu mourir un père dans un grenier, sans sou ni maille, abandonné par deux filles auxquelles il avait donné quarante mille livre de rentes! J'ai vu brûler des testaments; j'ai vu des mères dépouillant leurs enfants, des maris volant leur femme, des femmes tuant leur mari en se servant de l'amour qu'elles leur inspiraient pour les rendre fous ou imbéciles, afin de vivre en paix avec leur amant. J'ai vu des femmes donnant à l''enfant d'un premier lit des goûts qui devaient amener sa mort, afin d'enrichir l'enfant de l'amour. Je ne puis vous dire tout ce que j'ai vu, car j'ai vu des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vérité. Vous allez connaître ces jolies choses-là, vous; moi, je vais vivre à la campagne avec ma femme. Paris me fait horreur".

On dirait un Alceste en redingote.

 

(*) Cette chronique a été lue dans l'émission "Pas la peine de crier" animée par Marie Richeux le 30 août 2011, sur France-Culture. C'est Marie Richeux qui m'a suggéré l'idée de cet exercice hebdomadaire, je l'en remercie.

 

 

L'automne littéraire, 4. Eric Reinhardt sur une corde avec de gros sabots

20 septembre

"Le système Victoria" d'Eric Reinhardt, roman (Stock).

J'avais beaucoup aimé - peut-être trop - le livre précédent d'Eric Reinhardt: "Cendrillon", roman, paru en 2007. Malgré ses imperfections ou peut-être à cause de ses imperfections! L'auteur y montrait de l'originalité, de l'audace, du culot dans la construction. Il s'autorisait des embardées méta-littéraires hors du récit, avec une sorte de défaillance assumée (et comique) dans la virtuosité. Un côté clown: je fais semblant de ne pas savoir jouer de la trompette mais je connais la musique, j'exhibe mon fiasco, je m'enchante de mes couacs, ce qui est interdit aux novices. Il y faut même une certaine habileté.

Là, non. C'est un roman encore plus ambitieux mais, contrairement aux apparences, plus convenu, moins risqué, infiniment moins provocant, malgré une volonté naïve de l'être. On marchait sur un fil avec des pantoufles, nous voici dansant sur une corde avec des sabots dondaine! Si je suis sévère, c'est par la faute de l'auteur lui-même: il place la barre trop haut. Il avait ouvert une brèche et suscité une attente - en tous cas, la mienne - que ce roman déçoit. Qu'Eric Reinhardt, quoi qu'il fasse, soit défendu à grand bruit par un journal du matin (où snipers et groupies se divisent le travail critique), cela ne change rien, hélas, et ne pourra que lui nuire.

Eric Reinhardt est au auteur très cérébral, voluptueusement cérébral, ce qui me plaît beaucoup, et sentimental, ce qui me plaît moins. Voilà quelqu'un qui écrit des contes de fées qui tournent mal: avec lui, rien à faire, le merveilleux vire au cauchemar. Cela est excellent. En outre, il veut dire quelque chose de notre époque: l'ambition est bien là, et cela aussi importe. Sauf que cette fois - pardon de le dire de façon triviale -, ce briseur d'assiettes a voulu mettre les petits plats dans les grands, il a eu les yeux plus gros que le ventre!

D'un côté: une histoire d'amour et de sexe, une passion impérieuse, à la fois vitale et lugubre, qui s'achève en fait divers macabre. De l'autre: une satire des moeurs du monde financier, avec une visée politique et philosophique, à la Balzac si on veut. Le narrateur, qui oscille entre le cynisme et l'ingénuité, est pris dans une double combustion, amoureuse et professionnelle. Est-ce cela qui piège l'auteur? Par un masochisme obscur, il semble mimer à longueur de pages la psychologie de son héros, à la fois présomptueux et fragile, humilié et mégalo. La barbe!

Je constate, en tous cas, qu'il n'évite pas toujours les stéréotypes (là où "Cendrillon" les déjouait). J'ai noté des expressions comme: "cet ailleurs indiscernable qui miroitait dans mes rêves" ou bien (comme le dit l'héroïne à la première rencontre): "ce mélange de force et de délicatesse, c'est ce qui m'a frappé chez vous immédiatement" ou encore: "un événement s'était produit qui avait fait vibrer les profondeurs les plus lointaines de mon imaginaire". L'auteur devrait s'interdire cette expression: "mon imaginaire" - c'est une commodité, une complaisance, une béquille narcissique, qui devient vite lassante. Ce n'est pas la seule. Il lui aurait suffit de se relire lui-même pour s'en apercevoir.

Cette lourdeur - stereos, lourd en grec - alliée à un puritanisme rampant, façon "Tendre est la nuit", culmine dans les scènes érotiques, qui frisent le ridicule. Le sexe en littérature, ça ne pardonne pas! La fin du livre est non seulement scabreuse mais fâcheusement sentimentale: c'est cela surtout qui m'a paru obscène. En plus, il n'aime pas Londres, qu'il connaît mal et qu'il juge "hostile et incompréhensible", pauvre chat!

 

 

Charles Dantzig

L'automne littéraire, 3. Les petits bruns de Charles Dantzig

15 septembre

"Dans un avion pour Caracas" de Charles Dantzig,  (Grasset).

Moi, j'ai marché!... Je dis cela parce que j'ai lu ce livre, comme on écoute un peu malgré soi un quidam, un voisin fortuit, en voyage, dans un café ou sur un banc, vous raconter une histoire qui lui est très personnelle et à laquelle on ne croit pas une seconde. On s'en fiche un peu de l'histoire, et l'auteur-narrateur aussi - la narratio, la mimesis, tout le toutim, il s'en bat l'oeil mais alors, à un point! On aurait préféré regarder les nuages par le hublot avant de faire un somme. No way! Il vous piège, il vous charme, il vous embobine parce qu'il est drôle et brillant, pas très romancier mais délicieusement actuel, mordant, satirique, enfantin, carnassier, joyeux, joueur, juvénile, chien fou, désenchanté, comme Dantzig lui-même.

Il me semble, en effet, que Charles Dantzig est tout entier dans son narrateur (qui lui-même imite et admire le héros du livre), ce qui nuit à la fiction mais alimente le feu de paille de la lecture. On notera que ce narrateur est terriblement bavard, à la manière de Louis-René des Forêts:  son "roman"s'écrit dans la forme ouverte d'une conversation en forme de stances, de confession, de tirade où la seule aventure est celle d'un Je qui voyage dans sa chambre - dans un Boeing, si vous préférez - et qui laisse venir à lui une horde amicale de fantômes.

Il ne fait aucun effort pour s'effacer derrière ses personnages, ou plutôt son personnage, à qui il prête - à qui Dantzig prête : une ironie, un côté happy few et des dédains à la Stendhal, dans une allure de journal, avec des saveurs qui ne sont qu'à soi. C'est aussi une méditation joviale et meurtrière, et même vengeresse (c'est bien le moins) sur la tyrannie, le populisme, Hugo Chavez, le dictateur bien-aimé du Vénézuela, et au-delà de la politique et de l'anecdote (car il se fout pas mal de la géopolitique latino-américaine!) sur l'amitié-parce-que-c'est-lui-parce-que-c'est-moi, les petits bruns, l'océan, le diable, l'amour, sans rien nous celer des impostures et des maigres joies que ce temps lui inflige, à lui, rien qu'à lui! Il y a du dandy chez Dantzig.

Il est toujours tenté - c'est son péché mignon - d'extraire une vérité supérieure, écrasante, définitive, universelle, d'un détail, d'une broutille, avec cette idée, si française, si stendhalienne, qu'au fond il est toujours question de nous, que ça nous regarde, et qu'en même temps, cher, on s'en fout, non? Vous êtes un chat, je suis un rat, au revoir Monsieur! Il importe d'exprimer un détachement, une sprezzatura de gentilhomme, surtout pas d'effusion, pas de larmes - le seul enjeu étant de trouver une formule étincelante, un mot qui tue, comme on décapite une fleur d'un coup d'ombrelle, la phrase qui fera citation, qui sera répété dans les endroits où il faut ou briller ou mourir.

Que reprocher à Dantzig? Qu'il ne soit pas assez romancier?... Mais ce n'est pas grave, voyons, ceci est un autoportrait. Je lis pages 146 et 147 (et j'y vois un bel aveu): "Un jeune écrivain qu'il admirait a qualifié Xabi de "frôleur de littérature". Ca l'a blessé, je crois. tant d'intelligence, tant de prestesse, et peut-être moins de créativité que ce qu'il en a rêvé chez les autres?... Il n'a jamais pu écrire son roman. Oui, sans doute. Il ne l'a peut-être pas voulu. N'oublions pas qu'il a lui-même suggéré cette incapacité. Qui sait s'il n'est pas là, son romanesque?... Il a inventé une autre manière d'écrire de la fiction. Non pas dans l'invention de personnages, en spéculant sur les sensations... Et quand il disait "je" on croyait qu'il parlait de lui. Ce "je" a été la plus grande fiction d'un auteur qui a eu l'air de n'écrire que des essais". Spéculer sur les sensations, what else? Du Arrigo Beyle tout craché, je vous dis!

C'est évidemment de lui dont il parle, et ce roman qui n'en est pas un, c'est sa pudeur, sa défaillance, son "leurre à balourds", "le motif de sa symphonie", sa "fiction. Un "frôleur de littérature": on pourrait en dire autant de Michelet, Taine, Bergson, Remy de Gourmont ou Roland Barthes, etc. , nous sommes en France, il n'y a pas de honte. Ses modèles sont à chercher moins dans  les brisées de Proust ou Balzac (même s'il les adore) que dans les corridors des châteaux hantés de Saint-Simon et d'Oscar Wilde. Ne me dites pas non, je sais ce que je dis.

On pourrait dire de Charles Dantzig ce que son narrateur dit de Xabi Puig, le héros: "Les théories pour lui sont parfois des idées qu'il essaie comme des vêtements". Ou encore: "Xabi est un dictionnaire de citations". Ni l'auteur ni son héros ne sont dupes de ce penchant, de cette manie un peu lasse qui, moi, me ravit. Il écrit par exemple: "Je suis d'accord. Les formules sont parfois destinées à enivrer l'auteur seul. il fait sonner des mots qui ont l'air d'échos, et il croit avoir pensé". Ce qui compte, c'est la non-duperie  et l'acuité. Quoi de plus stendhalien, je me répète!

Un Américain, un professionnel de la "creative writing", aurait beau lui dire: "Arrête de juger, mec! Raconte!", ça ne servirait à rien. Alors, c'est vrai, il enfile des perles, et il y en a beaucoup de jolies, de rares et de moins rares, dans le collier de ses jours. Par exemple, celle-ci (que je fais mienne): "Dès que quelqu'un me plaît, je décide de l'aimer". Bel axiome  à conjuguer avec la devise de Saint-Evremond, libertin anglomane et frondeur, épris de duels et de champagne: "Je m'en fous"!  

 

Celine Minard

L'automne littéraire, 2. Céline Minard, opulente et sonore

15 septembre

"So long, Luise" de Céline Minard, roman (Denoël).

Je ne sais pas si vous avez déjà fait du bobsleigh ou, encore mieux, du canyoning dans un torrent furieux... Un roman de Céline Minard, c'est un peu ça. On est emporté par la pente, soûlé par le débit, ballotté par les vagues. Vent, sorcières, soupirs, belluaires (et porchers), festins, louves, or, sang (et encens), étangs, nuits d'été, pixels, brownies, grelots, boucs et fées... On en sort groggy, complètement secoué et ravi.

A chaque fois, elle semble relever un nouveau défi, elle redistribue les cartes , elle trempe son lexique dans une encre neuve, et pas de l'urine de sansonnet, hein! elle rougirait, la diablesse, de nous faire bâiller devant ses vieux pots, ses vieux parfums, vite un nouveau flacon! Mieux: une cuve, ça va forcément modifier les paliers d'arôme d'icelle, oui, l'encre, la chimie qui en découle, l'ivresse qui s'ensuit. Pas question de s'ennuyer - mais c'est toujours le même élan, la même langue qui nous arrache la gueule, mi-miel mi-venin, aussitôt reconnaissable sous ses variations, absolument contemporaine, et qui en même temps s'autorise des incursions revigorantes dans plusieurs époques du français, voire dans des langues estrangères, l'esclavonne et la perse si nécessaire, la picte si vous voulez, tout en revisitant les genres. La langue avant tout, la story vient après.

La langue de Céline Minard est toujours à la limite du pastiche et de la parodie (comme celle des meilleurs, au XXe siècle, Joyce, Pound ou Céline), fatrasique si vous voulez, mais désaccoutrée de toute imitation servile: ça se souvient, ça récapitule, c'est tout. On n'est pas dans un petit roman sage, ce n'est pas du Chardonne! Et puis il y a surtout ceci qui, quoi qu'on dise, est un bon signe: même dans la douleur, c'est plein de santé, ça reste gai.

Par son invention et sa liberté, Céline Minard me fait penser aux auteurs baroques du XVIIe siècle: comme eux, elles fabriquent des mots, elle fait tinter pareillement le vieil or de la langue et les syllabes neuves qu'elle fond dans un alliage fumant: ça foisonne, ça crépite, ça chante! C'est un écrivain cavalier, novateur, précieux, charnel (et même voluptueux), incantatoire, amoureux, déboutonné, gourmand, pantagruélique. Pour utiliser un anglicisme shakespearien qu'elle utilise elle-même: elle est fairy-struck, touchée ou frappée par les fées!

Avec elle, on est dans l'excès, dans l'opulence: on dirait que "seul l'excès l'apaise", comme disait Sagan d'elle-même - Sagan dont elle est si éloignée, à qui elle ne ressemble en rien ni par le style, ni par les thèmes, sauf peut-être par un air de liberté qui s'attache à tout ce qu'elle touche et aussi, comment dire, un côté bravache à la fois garçon manqué et très fille, avec une pointe de mélancolie, je ne sais quoi de canaille, de capricieux, d'espiègle.

Pourquoi est-ce que je défends avec ardeur Céline Minard (et ce nouveau roman, en particulier)? Parce que je suis partisan et même fanatique des écrivains qui me rendent la vie, non pas plus douce, non, mais plus sonore, plus bariolée, plus désirable (plus érotique ô combien!) sans l'enjoliver avec des niaiseries. Parce que c'est un écrivain sensible, et pas sentimental. Parce que c'est un écrivain-artiste, un écrivain en prose.

Quand on lit Céline Minard, on se dit: écrire, c'est une chose à la fois légère et docte. On dirait un jeu d'enfant et en même temps, c'est un art compliqué, ancestral, savant... Est-ce que c'est "l'un des écrivains les plus talentueux de sa génération"? La réponse est: oui.