Claudel en majesté

12 mai

Feuilleté (avec une passion renouvelée pour les images saintes): "Album Claudel", iconographie choisie et commentée par Guy Goffette, Gallimard, 300 pages. Le livre, me dit-on, est offert à tout acheteur de trois volumes de "La Pléiade".

Claudel, oui mais lequel? Le païen flamboyant et sensuel ou le chrétien forcené? Le poète insoumis ou le chantre du Maréchal? Le conquistador en songe ou l'académicien gagné par "l'enverdoiement"? Le loup confucianiste ou l'agneau pascal?... Il est l'ambassadeur des litiges, Claudel, il est Paul-qui-rue et Paul-qui-s'agenouille, le reître et l'évangéliste, il est tout entier lui-même dans ses défauts, dans ses déchirements et dans ses contradictions; il s'en accomode, il en jouit, il ne s'en cache pas, il s'en confesse sans être dupe, fier de ses entrailles et de son instinct, je vous salue Marie! fidèle à soi, solide dans ses élans, fulminant dans ses colères. Quel homme!

Il ne cesse de le répéter: "Toute ma vie a été déchirée en deux". Il écrit (à Jacques Madaule): "Je suis un être faible, mou, sans défense contre les autres et contre moi-même; c'est pour cela que je parais si dur". Vraiment? Il y a en lui de l'âpreté, de la terre provinciale et du sang, quelque chose de son sinistre Turelure qui ne manque pas d'émouvoir à force - "plein de colère, plein d'idées et le coeur sec comme une pierre à fusil!" Mais il ne se protège pas!

Il est passionnant de relire ici, en abrégé, la vie de Paul Claudel (1868-1955), émaillée d'images de lui-même et des siens, sans s'égarer dans un épais dédale biographique. Guy Goffette est un guide merveilleux, subjugué sans doute mais libre, plutôt bienveillant sans être aveugle. Il escorte Claudel dans ses voyages, il l'entoure dans ses échecs et ses prouesses, il répond de ses errements sans les excuser. Il prend le taureau par les cornes, il le cite, il alterne la cape et l'épée, avec la distance et le style seigneurial d'un grand chroniqueur. La bête se défend - c'est un monstre, il fait son métier de monstre! C'est Goffette qui se rend. Indomptable Claudel!

S'il est un écrivain que son image aura desservi, reconnaît-il, c'est bien lui! "En bicorne ou tête nue, la face auréolée d'un bon sourire ou sobre et sombre comme une vertu, l'assise est sculpturale et satisfaite". C'est vrai, même avec un bérêt ou sous un chapeau de paille, Claudel a toujours l'air assis, imbu, intraitable et sacré comme un notaire de province qui s'offre en pâture à la postérité.

On décèle un bourgeois, assuré de sa place dans la société, un notable dont Monsieur Ingres aurait pu faire le portrait, dans l'allure de "Monsieur Bertin", plutôt que le poète ardent et prophétique qu'il fut. Claudel se prête avec complaisance à l'objectif du photographe, il sourit, il se drape, avec je ne sais quoi de puéril. A l'occasion, il adore se déguiser; il pose, il pavoise, il triomphe, comme au théâtre.

Guy Goffette assume, je l'ai dit, la part la moins riante du personnage. Claudel n'a-t-il pas soutenu Franco pendant la guerre d'Espagne? Si, quand même! Ses positions lui vaudront les foudres très catholiques de Mauriac et de Bernanos. Aujourd'hui encore, on l'insulte comme s'il était vivant... Alors, fasciste Claudel? Allons donc! Il voit d'emblée en Mussolini un pantin et un "tyran". Quant à Hitler et les nazis, dès 1934, il les traite de "fous furieux et de sicaires"! Si la droite maurrassienne (qui le hait) lui fait horreur, à ses yeux, la "fameuse noblesse française, féroce, corrompue, bestiale" autant que "la bourgeoisie égoïste et racornie" qui lui a succédé, ne valent pas mieux.

Reste son dégoût suspect de la démocratie parlementaire alliée à sa sainte trouille de la Révolution et son sens paysan de l'ordre! "Ni d'un côté ni de l'autre, Claudel. D'ailleurs. A part. Catholique d'abord, mais avec un vieux fonds anarchiste", résume Guy Goffette. Bon, ça se discute. Pour moi, il est du côté de ceux qui ont une âme et de grosses mains. Un laboureur céleste. A la fois plus haut et plus bas, en amour comme en politique, et prêt à céder, à son corps défendant, à ce qu'il appelle d'"ineffables iniquités". Sait-il bien lui-même quand il s'enfonce et quand il s'élève?

On ne va pas bouder le plaisir de la promenade, entre deux siècles, dans cet album si vivant (grâce au commentaire si scrupuleux de Guy Goffette): Claudel à dos d'âne, Tien-Tsin (1907) ou à califourchon sur une pagode, près de Fou-Tchéou (1905); Claudel en Terre Sainte, travesti en moine ou en samouraï symboliste, à la Pierre Loti (1899); Claudel avec Marie Bell, pas totalement insensible, le vieux bouc, à ses ongles et à son décolleté, entre deux répétitions du "Soulier de Satin", à la Comédie-Française (1943); Claudel en Burgrave trônant parmi les siens dans le manoir familial de Brangues, près de Morestel (été 1950).

Malade du coeur, à 87 ans, Claudel conserve un appétit d'ogre. Le 22 février 1955, jour de Mardi gras, il décide d'arrêter son régime et de rouvrir "les portes du paradis à l'andouillette" qu'il referme glorieusement avec des crêpes au dessert! Jusqu'à la fin, il reste un "catholique à globules rouges"! Après une sieste, il est pris d'étouffement dans son fauteuil. L'étouffement, c'était déjà le mal blanc de son adolescence. Le lendemain à l'aube, ayant reçu l'extrême-onction, il meurt d'une crise cardiaque en envoyant foutre son entourage: "Laissez-moi tranquille. Je n'ai pas peur"! Oui, quel homme!

Le plus souvent, sur ces photos, je l'ait dit, Claudel a l'air d'un animal tranquille. A la fin de "Connaissance de l'est", pourtant, il écrivait ceci: "Quand je serai enterré entre mon père et ma mère, on ne me fera plus souffrir. On ne se rira plus de ce coeur trop aimant". Après avoir reposé six mois dans la crypte de Notre-Dame, sa dépouille mortelle fut inhumée dans le parc de Brangues, à l'ombre des grands arbres. C'était en septembre. Ce jour-là, il faisait très beau, note Guy Goffette.