14 avril
Lu: "Colères d'écrivains", sous la direction de Martine BOYER-WEINMANN et Jean-Pierre MARTIN, (Editions Cécile Defaut).
La colère n'est pas le propre de l'homme: l'animal aussi voit rouge, le coq hérisse ses plumes, et quand l'hippopotame, d'après Charles Darwin, renverse ses oreilles vers l'arrière, c'est signe de tempête. Notre arrogante spécialité, selon Jean-Pierre Martin, c'est la métaphysique: certains humains ont même imaginé de transcrire leur fureur, de donner à l'éructation une forme lisible, ce dont se moquent en général le hérisson ou le crocodile et la plupart des taureaux furieux que j'ai rencontrés.
Est-ce un péché capital? Une passion ou une émotion violente et passagère? Est-elle "sainte" ou ridicule? Ce mot générique, colère, de désigne-t-il pas des émotions dissemblables? Il y a ce qu'Homère ou Platon appelent le thymos, "l'ardeur bouillante et impétueuse"; il y a la hargne, la rogne, la rage, la fureur. Et encore le courroux, assez chic, presque divin, ou l'ire, plutôt latine. Dans le voisinage de la colère, on rencontre aussi la rancoeur ou le ressentiment. On s'y perd.
La colère nous viendrait de l'enfance: Sartre parle de cette "chaux vive", de ce "principe négatif", lié au sentiment de sa laideur, et source de sa colère originelle. Certains ne cesseront de remâcher leur rage de fils blessé: Rimbaud, Beckett, Nizan, Genet, Gombrowicz, Thomas Bernhard, Michaux enfin que Jean-Pierre Martin connaît sur le bout du doigt (1). Fondatrice, la colère? "Après une saison en enfer, on prend un billet pour les tropiques ou l'on s'installe dans une oeuvre... La littérature est certainement une grande entreprise de recyclage, mais aussi d'exorcisme et d'apaisement des colères de l'enfance, en même temps qu'une trace de cette vitalité première," note Jean-Pierre Martin. La colère ou l'enfance de l'art?
Car enfin la littérature est tout sauf un appel au calme. Surtout au XXe siècle où, dans le sillage de la première guerre mondiale, la fièvre monte en Europe. Toute colère devient légitime (en même temps que la modération se démonétise) et "force de combustion" révolutionaire: le "style guillotine" hérité de Saint-Just et du Père Duchêne subsiste dans les trépignements haineux de Sartre, Céline ou Genet. Un "langage de haine qui vous assoit très bien le lecteur", voilà ce qu'il faut! Adieu Montaigne! ce fmou, ce tiède, ce bourgeois bordelais qui se méfie de tout emportement: "C'est la passion qui commande alors, c'est la passion qui parle, ce n'est pas nous... C'est une passion qui se plaît en soi et qui se flatte" ("Essais", Livre II, chap. XXXI). A-t-il tort?
Gracq jugera sévèrement tous les "écrivains qui se mettent en marche derrière leur clairon", les vociférateurs, les casseurs d'assiettes et autres angry young men. Il reste que la colère (déjà en passe d'esthétisation au XIXe siècle avec Flaubert, Baudelaire, Bloy, Rimbaud, Vallès) n'a cessé de contribuer, dans le champ politique et dans le champ littéraire, à cette "mystique diffuse" qui prête aux états les plus extrêmes "un pouvoir messianique, une puissance de divination et de révolution". Barthes a détecté une "motion vindicative" qui travaille le texte en sourdine quand Ponge invoque "la rage de l'expression". On n'en est pas sorti.
Notre génération a grandi avec une "pensée poétique de la colère". La politique? Une comédie de la colère, surtout si l'on est dans l'opposition. On ne peut le nier. En revanche, j'ai plus de mal à suivre Jean-Pierre Martin quand il suggère qu'on pourrait envisager la littérature comme "une anthropologie émotive des conduites humaines et de leur ambivalence": là, ça commence à sentir un peu l'Université où, invinciblement, on instrumentalise les écrivains, on leur attribue une sociologie, une cause, qui seraient leur raison d'être.
"Pourquoi écrire? Pour se venger. La littérature est revanche. Contre sa laideur, sa pauvreté: Balzac. Contre l'humiliation: La Bruyère; La Fontaine peut-être. Toute littérature est de ressentiment; contre le dieu qui nous inflige des couchers de soleil, les furoncles ou la jalousie. Revanche sur la vie, qu'on passe au noir; ou au rose, ce qui et le comble de la dérision", écrit Georges Hyvernaud. Possible. Pourtant, on peut bien fulminer, avoir envie de mordre et s'enchanter de tous ses nerfs, ce qui compte, au final, c'est de faire un poème, un roman ou un pamphlet; il faut convertir sa colère (ou sa douleur) en syntaxe, en ironie, en musique. Et là, qu'on le veuille ou non, ça retombe.
Le fin mot et la palme à Baudelaire qui distingue entre la bonne fureur lyrique et le dérèglement furieux. Dans une lettre du 9 juillet 1857, il écrit à propos des "Fleurs du Mal": "Ce recueil a été fait avec fureur et patience". A quand une anthologie de la patience? On pourrait appeler ce recueil improbable: "Une main calme sur un front brûlant".
(1) Jean-Pierre Martin a consacré deux livres à Henri Michaux: "Henri Michaux, écritures de soi, expatriations (José Corti, 1998) et une biographie, "Henri Michaux" (Gallimard, 2003).