15 octobre
Lu: "L'Aventure du désert" de Christine JORDIS, collection L'Infini, Gallimard.
Le Père de Foucauld (1858-1916), le Colonel Lawrence (1888-1935): deux chasseurs d'absolu, deux apôtres combattants, deux prédateurs d'infini tentés par l'Orient. Quelle est, au-delà de ce qui les oppose, "la ligne droite, dure et nue de leur exigence intérieure"? Quel est le sens commun de leur mission? Quel est l'objet ultime de leur quête? C'est la question initiale posée par Christine Jordis.
Deux vies qui donnent tout son poids à ce mot si galvaudé: destin. Ce qui les distingue des autres: la séparation choisie, la solitude revendiquée ("Ma vie... encore plus douce car elle est plus solitaire", écrit Foucauld), et ce qui s'ensuit, la réprobation du monde. Tous deux ont connu une aventure risquée, totale, mystique, avec ou sans Dieu, et une mort brutale, inhérente à la trajectoire sainte ou à la légende héroïque, comme s'il fallait qu'une existence soit tragique pour être exemplaire et répandre son encens.
Ils adorent se déguiser, ils aiment changer de costume - "à genoux à la fois devant la dureté et devant le vide", dit Claudel. Leur morale, leur sens de l'honneur même, révèlent une esthétique. Lawrence, c'est à la fois Bonaparte coiffant le turban et Malraux méditant devant une divinité d'Angkor ou tressaillant devant l'orteil d'un dieu inca. Foucauld, c'est moitié-Madame Guyon moitié-Tintin au Sahara avec des semelles de vent. Je plaisante, c'est beaucoup plus fou et en même temps plus sérieux que cela.
Ce sont deux rôdeurs de limites, deux êtres d'exception, fondateurs de leur propre règle. C'est évidemment cela qui fascine Christine Jordis, cette soudaine instigation de l'âme qui les oriente et la brûlure, la jouissance aristocratique (ou masochiste) qu'elle cause. Elle décèle chez le premier "une vie incandescente", elle appelle le second "un rêveur de jour". Subjugués et libres, ils se ressemblent. On voudrait comprendre, élucider ce qui par définition résiste à toute explication rationnelle. Christine Jordis relève le défi avec ses armes - littéraires, brillantes, peut-être trop sages face à leur dévoiement salutaire.
L'auteur le sait, " ce choix du départ, ce renoncement à la vie qu'on mène par fidélité à une recherche plus profonde prennent ici l'allure d'une rupture radicale, si brutale qu'elle reste incompréhensible aux yeux d'autrui". Néanmoins elle s'obstine et, si elle se tient à distance, son approche me semble légitime. Après tout, ce sont aussi deux écrivains, le saint et le soldat - il y en eut quelques autres avant eux - qu'on peut lire à défaut de les aimer.
A un bord, l'excès - l'extase, l'esclandre, la perte de soi. A l'autre bord, c'est à dire au milieu, le sens commun. "Il y a dans la nature et il subsiste dans l'homme, dit Georges Bataille, un mouvement qui toujours excède les limites". A quoi répond Montaigne: "Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance". Moins fascinant sans doute mais n'est-ce pas aussi une ascèse muette, une forme passionnée de renoncement à soi, que de plier son rêve, de taire la protestation de son moi, devant la réalité du monde? Le héros ou le saint, est-il toujours celui qu'on croit? C'est une autre question.
Ce qui compte, c'est le courage, l'humilité du courage, dans l'oubli, dans l'abaissement, dans "l'extinction de soi", jusqu'à la sainteté. Lawrence, redevenu simple soldat, "pataugeant dans la boue en habit de porcher et riant de cette farce". Foucauld, pieds nus, en guenilles, pourchassé par les enfants qui se moquent de lui. Au vrai, ils font peur. Churchill le note (à propos de Lawrence): "Le monde regarde naturellement avec un peu d'effroi un homme aussi parfaitement indifférent à la famille, au bien-être, au rang, à la puissance comme à la gloire; il ne voit pas sans quelques appréhension un être se placer en dehors de ses lois, rester impassible devant tous ses charmes, un être étrangement affranchi, se mouvant en marge des courants habituels de l'activité humaine". Portrait de l'artiste en épouvantail.
Tout entière éprise de son sujet, avec une sorte d'élégance, de tact, de révérence étonnée, Christine Jordis enquête, raconte, admire, questionne. "Ce n'est pas parce qu'il veut servir l'Intelligence Service ou l'Angleterre que Lawrence part pour Akaba - et il n'est pas sûr que ce soit son goût pour l'Arabie et les Arabes qui l'y retienne", écrit Roger Stéphane. Alors quoi? Le mystère de leur engagement, de leur incompatibilité avec le monde, de leur échec, demeure. Et nous laisse dans le coeur une traînée éblouissante.