1er mars
Lu: "D'autres vies que la mienne" d'Emmanuel CARRERE (P.O.L.).
Ses livres ne sont jamais anodins: Emmanuel Carrère met les doigts (et la plume) là où ça fait mal; il est attiré par les limites, celles qu'il ne faut pas dépasser et qu'il s'enchante de rompre, de suborner, de séduire, comme s'il obéissait à d'obscures ou de basses sommations que d'autres préfèrent nier, taire. C'est quelqu'un qui essaye de donner une forme à quelque chose de sa vie - intime, personnelle ou familiale, à ses risques et périls.
D'un personnage de ce livre, qu'il semble découvrir en même temps qu'il se découvre lui-même, il écrit: "Il aime parler de lui. C'est ma façon, dit-il, de parler des autres et aux autres, et il a relevé avec perspicacité que c'était la mienne aussi. Il savait que parlant de lui, je parlerais forcément de moi... C'est une situation assez rare de se retrouver à dire non seulement ce qu'on a vécu, mais qui on est, ce qui fait qu'on est soi".
Il y a chez Carrère un atavisme de l'anxiété; il cède à ses penchants morbides, destructeurs, en feignant parfois d'en être effaré. J'avoue pourtant que j'aime sa sensibilité, qu'il masque comme tous les écrivains sensibles, au lieu de l'exhiber: "Je déteste qu'on emploie le mot "maman" autrement qu'au vocatif et dans un cadre privé: que même à soixante ans on s'adresse ainsi à sa mère, très bien, mais que passé l'école maternelle on dise "la maman d'Untel" ou, comme Ségolène Royal "les mamans", cela me répugne".
J'aime sa crudité: il appelle un chat une chatte, s'il faut, sans demander pardon, et ne rougit pas de dire: bite, si nécessaire. J'imagine qu'il s'amuse parfois à imaginer lui-même la tête de sa mère, la très distinguée Hélène Carrère d'Encausse, Secrétaire perpétuelle de l'Académie française, si elle lit encore la prose salissante de son fils. Peut-être a-t-elle renoncé depuis "Le Roman Russe" paru en 2007: celui qu'il a dû écrire par nécessité sur un grand-père au passé louche en enfreignant l'interdit maternel. Il ne s'interdit rien le narrateur de ce livre, pas même d'appeler sa maîtresse "Hélène".
Il n'écrit pas, il (se) dénoue, il (se) dénonce, il (se) trahit pour mieux se trouver, soi et les siens. Bref, il cafte, il exorcise. J'y vois un certain courage, et c'est la principale vertu, quand on est écrivain, qu'on soit un père, un amant ou un fils. Il s'accuse d'être ivre d'étreindre et incapable d'aimer. Il ne croit pas que la fameuse phrase de Fitzgerald: "Toute vie, évidemment, est une entreprise démolition" soit vraie - sauf pour Fitzgerald, sauf pour lui-même. Carrère a une façon de dire "je" que je juge finalement humble et honnête. Il ne tire pas le lecteur par la manche en clignant de l'oeil sur le mode: "On est tous pareils, hein"! Justement, non, on n'est pas tous pareils.
Par exemple, ici, une fois de plus, il se met en scène lui-même, en tant qu'auteur d'un autre livre dérangeant, "L'Adversaire" (où l'ambiguité de sa place d'enquêteur et de narrateur était à son comble): "J'ai reconnu que oui, c'était dur, qu'il avait été dur pour moi aussi de l'écrire, et je me suis senti vaguement honteux d'écrire des choses si dures. Les gens que je fréquente, cela ne leur pose pas de problèmes qu'un livre soit horrible: beaucoup y voient au contraire un mérite, une preuve d'audace à mettre au crédit de l'auteur. Les lecteurs plus candides, comme la mère de Patrice, sont troublés. Ils ne jugent pas que c'est mal d'écrire ça, mais se demandent tout de même pourquoi l'écrire. Ils se disent que le type gentil et bien élevé qui les aide à couper en rondelles les concombres, qui a l'air de sincèrement prendre part au deuil de la famille, que ce type doit tout de même être bien tordu ou bien malheureux, en tous cas que quelque chose chez lui ne va pas, et le pire, c'est que je ne peux que leur donner raison".
Cette fois, en s'occupant d'autres vies que la sienne, Carrère a fait comme s'il pouvait s'oublier. Peine perdue. "Ecrire sur ce qui me fait le plus peur au monde: la mort d'un enfant pour ses parents; celle d'une jeune femme pour ses enfants et son mari. La vie m'a fait témoin de ces deux malheurs coup sur coup, et chargé, c'est du moins ainsi que je l'ai compris, d'en rendre compte". Voilà. Vous ne pourrez pas dire que vous n'étiez pas averti, vous l'êtes. Je l'ai ouvert, ce livre que l'auteur n'ose même plus appeler "roman", non sans les préventions que vous imaginez, je ne l'ai pas lâché.
Comment fait-il pour éviter l'outrance et le mélo? Je ne sais pas. C'est drôle, j'aime les stylistes, Carrère n'est pas du tout un styliste, il écrit sans apprêt, sans volutes. Et si un bon écrivain c'était quelqu'un qui vous emmène, peu importe comment, là où vous n'avez pas envie d'aller?