6 février
LU: "Nous autres" de Stéphane AUDEGUY, roman (Gallimard)
Son premier roman, "La Théorie des Nuages" était écrit à la troisième personne, mais diluée dans la météorologie, c'est à dire le temps qu'il fait, mais disséminée dans des époques et des lieux variables, c'est à dire le temps qui passe. J'avoue avoir intrigué avec la complicité de Minh Tran Huy du "Magazine Littéraire" pour qu'il obtienne le premier Prix du Style, en 2005... Dans son second, "Fils de personne", Audeguy prêtait sa voix au frère oublié de Jean-Jacques Rousseau dans un étincelant pastiche de roman libertin - dominé par la figure carcérale de Sade et néammoins féministe.
Cette fois, c'est encore autre chose, comme si à chaque fois l'auteur tentait de relever un défi dans son mode de narration: les sentiments, l'action, les personnages sont décrits de l'extérieur, en surplomb. Procédé classique mais à cela, Audeguy ajoute une autre voix: nombreuse, immémoriale, unanime, démiurgique (mais ce n'est pas Dieu), qui traverse le temps, un peu comme celle d'un choeur antique qui aurait mauvais esprit. Cette voix ne dit pas "je" ni "il"; elle dit: "nous autres". Elle commente, elle ironise, elle digresse. C'est au fond le principal personnage, et le plus romanesque. On voit que Stéphane Audeguy n'est pas du genre à choisir la facilité: le plaisir qu'on prend à le lire naît d'une difficulté vaincue, d'une prouesse, comme en sport.
C'est l'histoire non pas d'un frère mais d'un fils, Pierre, qui doit reconnaître le corps de son père mort dans une morgue de Nairobi. Non, ce n'est pas du tout cela mais ça commence comme ça. Le thème du père défaillant ou absent est un motif qui rôde dans les trois romans de Audeguy: la filiation est souvent rompue, l'origine, incertaine, et la descendance, problématique. On est au Kenya, on y reste, on va seulement changer d'époque. Nous voici transportés en 1900, au moment de la construction d'une voie ferrée : les coolies, la main d'oeuvre d'origine indienne, sont enrôlés de force et finissent dévorés par les lions On se retrouve ensuite au début des années 20, plongé dans les luttes syndicales qui opposent les Africains aux colons anglais et qui sont durement réprimées par l'armée de sa Majesté. Enfin, ce sont les années 80: des investisseurs anglais et hollandais décident d'exploiter les richesses de la Vallée du Rift au détriment des peuples qui y vivent depuis l'aube de l'humanité.
Où est on? Au Kenya, c'est à dire "partout". Qui est là? "Nous autres", je l'ai dit. Quand? Aujourd'hui, mais tout réaffleure du passé, par strates plus géologiques que mémorielles. Le temps, artiste et vandale, est la forme universelle du changement... On pense au roman "Orlando" de Virginia Woolf, pas seulement à cause des pérégrinations spatio-temporellles mais à cause de la prépondérance du point de vue. Audeguy a écrit des chapitres brefs (aucun ne dépasse trois pages), qui sont autant de mini-nouvelles presque autonomes, dans une succession rapide et changeante. Un dispositif qui relève du zapping.
Audeguy a l'art d'abolir les frontières entre les genres, les espèces (l'homme n'est ici qu'une espèce parmi les autres), entre les règnes. Audeguy est solidaire de la planète, homme, femme, neige, volcan, caillou, guépard; il se sent intermédiaire, messager, médium. N'être que cela, humain, c'est un peu étroit comme condition. Il circule d'un monde à l'autre, relie des contrées interdites, saute-moutonne avec les siècles, en toute liberté. De l'ironie. De la pitié - c'est très rare, très ancien, la pitié, ça remonte aux Grecs. Pas d'exotisme. Une écriture très préméditée, à la fois x luxueuse et crue.
Stéphane Audeguy a écrit un livre très civilisé sur la barbarie.
Saviez-vous que le mot safari signifie: voyage?
"dominé par la figure carcérale de Sade et néanmoins féministe."
C'est rigolo ce truc.
Vous savez tourner la langue pour nous rétorquer aux objections qu'on n'a pas encore faites!
Rédigé par : mme petit poisson | 06/02/2009 à 00:22
Oui, quel plaisir de lire Audeguy !
Du même auteur, je signale aussi le savoureux " In memoriam " (ed. Le Promeneur), où l'auteur rend compte des derniers instants et/ou des dernières volontés de différents écrivains, personnalités, anonymes...
Ainsi de Louis Pasteur : " En 1892, il a 70 ans et s'injecte régulièrement de la testiculine, préparation à base de testicules de taureau hachés, à laquelle il crut jusqu'à sa mort : elle ne tarda guère. "
Rédigé par : Christophe Borhen | 06/02/2009 à 00:30
Oui, quel plaisir de lire Audeguy !
Du même auteur, je signale aussi le savoureux " In memoriam " (ed. Le Promeneur), où l'auteur rend compte des derniers instants et/ou des dernières volontés de différents écrivains, personnalités, anonymes...
Ainsi de Louis Pasteur : " En 1892, il a 70 ans et s'injecte régulièrement de la testiculine, préparation à base de testicules de taureau hachés, à laquelle il crut jusqu'à sa mort : elle ne tarda guère. "
Rédigé par : Christophe Borhen | 06/02/2009 à 00:30
ff,
savez-vous que le mot civilisé est dénué de sens, hors ce qui le fonde, c'est-à-dire l'opposition à sauvage, un héritage donc du bon vieux temps de la colonisation (XVIème s.)? civilisation, XVIIIème s., même topo ^^
Rédigé par : gmc | 06/02/2009 à 07:33
"Stéphane Audeguy a écrit un livre très civilisé sur la barbarie", vous avez raison, l'auteur parle au "nom" de ceux qui n'ont pas de "nom".Au moment de la construction de la voie ferrée, on comptabilise les travailleurs, les survivants, ceux qui sont morts au labeur "Quant aux africains nul ne les comptera, mais ils prennent leur place dans nos rangs innombrables, c'est une triste chose de n'avoir aucun titre à la mémoire des hommes".
C'est une voix qui parle de l'exploitation de tous,de tous les hommes:"Et nous autres, par milliers les fantômes innomés, nous chantons la chanson de leurs rudes corvées, de leurs marches forcées". Le monde est cruel et qu'importe si "Les fleurs sont mieux abreuvées que les hommes".
Je suis retournée à Audeguy grâce à votre billet du 26 janvier avec"in memoriam"(c'est plus "gai"), mais j'ai un faible pour "La Théorie des nuages".
Rédigé par : Anne B | 06/02/2009 à 08:03
FAUX TEMOIGNAGE
La pitié est une élégance
Geste d'auto-adoration
Qui jamais ne sert
A qui elle est adressée
Raffinement de la torture
Qui valorise uniquement
Celui qui prétend en avoir
Et administre moultes preuves
De la justesse de ses vues
Qui font sourire les passants
Rédigé par : gmc | 06/02/2009 à 08:25
Gmc,
Le mot "barbarie" est en effet toujours suspect d'ethnocentrisme (ou de bonne conscience): le barbare, c'est l'autre. "Chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage", dit Montaigne.
Exemples: l'excision, la peine de mort (guillotine, injection, chaise électrique), la corrida.
Audeguy a écrit un livre "très civilisé" sur la barbarie qui est la nôtre, qui est en NOUS.
F.F.
Rédigé par : Frederic ferney | 06/02/2009 à 10:08
Mais où étais-je le 26 janvier ?
Rédigé par : Christophe Borhen | 06/02/2009 à 11:14
ff,
n'ayez crainte, votre serviteur est bien conscient que l'occident actuel est la société la plus brutale et la plus meurtrière qui ait jamais existé depuis les débuts de l'humanité, surpassant les "forces du mal" ^^ de beaucoup au hit-parade des atrocités en tous genres.
Rédigé par : gmc | 06/02/2009 à 12:25
Intéressant, cet échange de balles… Heureusement, ça tire à blanc.
Rassurez-vous, ardentepatience, je pratique bien plus volontiers sur mon tapis de yoga que sur la toile du net. Mais vous avez raison. D’une part, vous êtes assez grande pour donner votre adresse vous-même si vous en avez le désir.
D’autre part,ma réponse à “copine” tenait simplement de la politesse la plus élémentaire. J’aurais pu, effectivement, ajouter que les sites web, aussi beaux soient-ils, ne suffisaient pas, loin s’en faut, à “combler mes rêves”. J’aurais pu également ressentir cette réponse, un peu légère, comme une façon… civilisée ? de me prier d’aller voir ailleurs. J’aurais pu. Mais pourquoi faire ?
Vous parliez de barbarie ? C’est le sujet du jour, oui. Safari, monsieur Ferney, du mot arabe safar, cela veut dire : voyage, en effet. Ca fait…. rêver, non ?
Namasté.
Rédigé par : Yasmine | 06/02/2009 à 13:22
Chère Yasmine,
Savez-vous ? Je m'appelle Yasmine aussi. Et j'ai eu mes vapeurs hier en lisant le commentaire qui livrait mon adresse car, par un paradoxe qui peut échapper, je m'exprime sur la Toile mais vis très mal le fait de pouvoir être lue, ce pourquoi je ne livre jamais mon lien. On tombe chez moi par hasard, ou parce qu'on fait la démarche de le découvrir. Ca m'a fait le même effet que si on entrait dans mon jardin secret me voir exposée là. Déjà que je me fais assez remarquer par mes commentaires fantaisistes. Je regrette vraiment d'être assez vulnérable pour avoir à faire cette mise au point qui attire l'attention plutôt qu'elle ne l'atténue.
Cependant, j'ai commenté hier au soir, ironie du sort, sans avoir vu votre commentaire à vous. Je vous prie de croire qu'il ne faisait en aucune sorte fi de votre ressenti.
Chère Alistrid, je suis juste très, trop, émotive et ne me crois ni gentille, ni méchante, je suis capable d'être l'une ou l'autre, j'imagine.
(Je m'interroge encore sur l'idée de "nature". L'expression : "c'est sa nature", me laisse toujours perplexe. J'essaye toujours de dire à mon petit par exemple que ce sont les actes de quelqu'un qui peuvent être méchants mais pas la personne elle-même qui est méchante)
Je remarque, cependant, que vous vous tenez à vous faire une idée comme ça sur moi pour la seconde fois. Quoi qu'il en soit, j'ai découvert votre site que je trouve charmant. Surtout portez-vous bien.
@ Eric Poindron : merci infiniment. Votre Cabinet de Curiosités lui est source infinie d'émerveillement.
Monsieur Ferney, je vous prie de m'excuser de polluer votre espace avec mes deux commentaires indigestes. Je ne compte pas en faire une habitude.
En lisant ce billet sur Audeguy, j'ai pensé au livre "mes animaux préférés" d'Antoine Volodine, dont le souffle est très beau. Qui dit aussi quelque chose de la barbarie humaine et des formes qui se cherchent pour dépasser les limites supposées du genre humain.
Rédigé par : ardentepatience | 06/02/2009 à 14:28
Gmc,
Je ne suis pas d'accord avec votre interprétation de la pitié. C'est confondre, à mon humble avis, encore une fois, les choses avec la singerie des choses.
Rédigé par : ardente patience | 06/02/2009 à 14:30
ardente,
écrivez un poème sur la noblesse de la pitié, si vous le souhaitez.
les bouddhistes ont inventé une démarche dialectique appelée "compassion" qui est dans le même registre , tout en étant beaucoup plus adulte dans la formulation.
cela étant, la pitié à la sauce occidentale rentre sans problème dans l'arsenal des "valeurs" servant à se forger une pseudo-vertu.
la singerie des choses - ou les choses de la singerie - régit le monde des phénomènes, là où règnent les minotaures, ardente.
vous qui appréciez l'islam, y figure une phrase extraordinaire: "commence par ta propre personne"; cette phrase indique - entre autres - que, tant que le pèlerin - ou le guerrier, au choix - n'est pas arrivé au bout de ce qui est appelée ici sa "propre personne", il n'a que faire de manifester des choses comme la pitié à l'égard d'autrui, seul ce qu'il a à faire sur lui importe.
Rédigé par : gmc | 06/02/2009 à 14:56
Oui, je sais, Ardente, je coûte très cher en énergie et je fais travailler les méninges... sans trop me compliquer l'existence. C'est désarmant n'est-ce pas ...
Ã
Rédigé par : Alistrid | 06/02/2009 à 14:58
Alistrid, j'avoue ne pas comprendre votre rébus. Je ne suis pas adepte des sous-entendus. En revanche, je ne désarme que lorsque je suis touchée.
*
Gmc, qui parle de noblesse ? Les mots ont un sens ou bien ? Pour qu'il y ait encore besoin de les qualifier pour qu'il le conserve ...
Je n'ai pourtant pas l'impression que chaque fois qu'il peut arriver qu'un être humain éprouve de la pitié, il s'en auréole d'office ou se dépense en démonstration publique.
Je ne comprends pas tout votre laïus ; j'évoquais, pourtant, la pitié de manière impersonnelle. Mais j'entends que lorsqu'on subodore de ce que quelqu'un met dans ses mots, en définitif, on ne fait toujours que parler de soi.
Je sais bien que l'humanité est complexe et pleines de travers, mais votre façon de présenter les choses me donne l'impression qu'on ne peut rien adresser qu'à travers le prisme des "gens", or, on peut faire connaissance avec quelqu'un et l'on constate alors qu'il devient difficile de discerner aussi facilement les mobiles qui l'animent et a fortiori d'en tirer une quelconque généralité.
Enfin, je ne crois pas que l'on puisse "vouloir" écrire un poème et encore moins qu'il faille pour cela la permission de quiconque ; du reste, ce n'était pas mon propos.
Rédigé par : ardente patience | 06/02/2009 à 17:55
Chers tous,
Aucune pollution, vraiment!
Que ce blog soit l'occasion de débattre passionnément sur ce qui vous (nous) importe ne peut que me réjouir. (Certains jours, "Le Bateau Libre" dépasse les 5000 connections: c'est un bon début, un succès que je n'espérais pas, pas si vite!)
Et, comme il ne se passe pas grand chose du côté de la télé ou de la presse écrite en matière littéraire, cela me donne des idées...
A demain.
F.F.
Rédigé par : Frederic ferney | 06/02/2009 à 18:16
Chers tous,
Aucune pollution, vraiment!
Que ce blog soit l'occasion de débattre de ce qui vous (nous) importe, cela me réjouit. (Certains jours, nous dépassons 5000 connections: c'est un bon début, un succès que je n'espérais pas, pas si vite!)
Du coup, comme il ne se passe pas grand chose du côté de la télé ou de la presse écrite en matière littéraire, cela me donne des idées...
A demain.
F.F.
Rédigé par : Frederic ferney | 06/02/2009 à 18:21
Oui mais on va être obligés de changer de fournisseur d'accès? Daniel Schneidermann fait son émission sur le web, pas besoin d'être abonné à free...
Rédigé par : ororea | 06/02/2009 à 18:31
" La pitié est le sentiment qui arrête l'esprit devant ce qu'il y a de grave et de constant dans les souffrances humaines et qui l'unit avec le sujet souffrant."
J. Joyce (Les gens de Dublin).
P.S On s'amuse bien sur ce blog, non ?
Rédigé par : Anne B | 06/02/2009 à 18:33
Ororea, Qui est Daniel Schneidermann et quelle est son émission ?
Rédigé par : Anne B | 06/02/2009 à 18:58
Oui oui on s'amuse bien. Il n'y a pas de censure. Moi j'ai juste un peu peur de rechuter : j'ai fait une bouffée délirante (dont FF est le héros) à cause du boulot il y a cinq ans...Mais mon psy m'a dit que mon psychisme était restauré, alors...Plus qu'un an de médocs...La romancière qui s'occupe de mon atelier d'écriture ne cesse de me dire d'écrire un roman là dessus, mon psy est contre car je me suis déjà noyée dans ma thèse... On verra bien...
Rédigé par : ororea | 06/02/2009 à 19:13
Ardente, soyez fière ... je dois être la seule qui sache vous décodez et vous comprendre. Mais vous m'ennuyez. Je ne suis pas psy. Ou alors, il va falloir me payer (c'est le "jeu").
Bonsoir.
Rédigé par : Alistrid | 06/02/2009 à 19:13
@ Anne B, je m'étonne qu'un puits de sciences comme vous (je suis admirative) ne connaisse pas l'excellente émission Arrêt sur images. C'était une émission sur France 5 le dimanche peu après FF, qui décrypte les médias. C'est devenu un site payant sur le net. Enfin moi comme je suis en congé de longue durée, j'ai eu un abonnement gratuit, c'est sympa...
Je recommande à tout le monde de s'abonner :
http://www.arretsurimages.net/
Rédigé par : ororea | 06/02/2009 à 19:21
J'ai bien aimé Fils de personne, une façon détournée de parler de Rousseau, belle figure de libertin, vraiment un délice.
Poursuivez, vous en dites trop ou pas assez sur vos projets. De quoi s'agit-il ?
http://anthropia.blogg.org
Rédigé par : Anthropia | 06/02/2009 à 19:34
Ororea, Merci beaucoup, je ne suis surtout pas "un puits de science", je regarde peu la télévision mais "Le Bateau Livre", je ne voulais pas le manquer, je comblais mes absences du jeudi le dimanche et mes absences du dimanche sur internet (c'était pratique même sur une île...).J'aimais beaucoup "Apostrophes", aussi, sa durée a permis à plusieurs générations de suivre "les ébats de la littérature" dans tous ses états, le "Bateau Livre" moins exubérant laissait parler les auteurs, en douceur, en catimini, en profondeur (mine de rien), ce n'était pas de la télévision mais "un échange" littéraire et culturel, un savoir vivre, du bonheur.
Avec Frédéric Ferney comme "héros" pas de risque de rechute...
Moi, je suis vraiment"atteinte" car j'ai des "tas" de héros et je vous cite l'un de mes préférés:
"Mon cerveau a son propre orchestre, il improvise, il compose, il enchaîne, il va dans tous les sens, et c'est souvent le bordel. Il a tendance à n'en faire qu'à sa tête, mais moi, j'ai besoin de ma tête. Je la récupère, c'est entendu, mais parfois de justesse, avec sa lumière qui ne faiblit pas.Lumière cardiaque , on dirait, lumière de tout le corps à la fois. Ici mon corps proteste : il ne veut pas être englobé, compris, analysé, défini, réengendré dans une autre forme. Il tient à son mouvement incompréhensible, l'animal."
Ph. Sollers Les voyageurs du temps.
Rédigé par : Anne B | 06/02/2009 à 21:00