11 mai
Lu: "Le garçon qui voulait dormir"d'Aharon APPELFELD, traduit de l'hébreu par Valérie Zenatti, Editions de L'Olivier, 298 pages, 21 euros.
On dort comme on se saoûle, non pas pour oublier, comme on croit, mais pour se souvenir. Et, en même temps, il faut que le passé apprenne à se taire, si on veut vivre. C'est un peu ce que j'entends dans le titre qui chuinte, en hébreu, comme une invitation calme et douce à l'immanence du sommeil: "Ha-Ish She-Lo Passak Lishon" - en français "Le garçon qui voulait dormir". D'ailleurs, veut-il ou ne veut-il pas dormir, ce garçon? C'est tout le sujet de ce joli petit livre. C'est un conte, et ça semble presque trop réel. C'est la marque de fabrique de ce diable d'Aharon Appelfeld: il pianote sur ses insomnies et il en tire un songe!
Qu'est-ce qu'un romancier? Quelqu'un qui ne cesse de raconter la même histoire - la sienne - et qui la réinvente à chaque fois. Né en 1932 à Jadowa, près de Czernowitz en Bucovine (Roumanie), Aharon Appelfeld a été déporté, enfant, dans un camp à la frontière ukrainienne, en Transnistrie. Il s'est échappé, il a survécu, il s'est exilé, il a changé de nom, il a appris une autre langue. C'est cela, la matière de ses romans.
Rien, chez lui, qui ne soit ressenti, remémoré, et en même temps, à la faveur d'une aberrante alchimie, tout est transposé, recyclé, fictionné; il a presque tout oublié, et en même temps, tout est là, tout est vrai, tout recommence, à chaque instant de sa vie d'homme. Avec Appelfel, plus ça s'éloigne, plus c'est proche; plus c'est autobiographique, moins ça l'est! C'est le paradoxe nécessaire du romancier, sans lequel à la longue ses lecteurs les plus fidèles finiraient par s'ennuyer ferme.
"Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le coeur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu'il pleut, qu'il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp ou dans les forêts qui m'ont abrité longtemps... Il suffit parfois de l'odeur de la paille pourrie ou du cri d'un oiseau pour me transporter loin et à l'intérieur", écrivait Appelfel dans "Histoire d'une vie"(Prix Médicis étranger, 2004). Ca s'en va et ça revient, comme dit la chanson. Lui, c'est avec son vieux coeur - l'organe de la volonté et du courage - qu'il se souvient et qu'il oublie.
Ce qui domine, dans ce livre, c'est la soif, comme une sorte d'appel à la fois physiologique et spirituel. Dès la première page: "S'il n'y avait pas eu la soif pour me torturer tout au long de la route, je ne me serais sans doute jamais levé, pas même pour une tranche de pain". L'appétit, ça vous quitte, mais la soif, non, elle demeure - insatiable, brûlante, féroce. C'est ce qui le pousse, c'est ce qui le sauve. Ce motif symbolique irrigue, si j'ose dire, tout le roman.
Je ne vais pas raconter l'histoire - puisque c'est toujours la même! Que signifie: rentrer à la maison, quand on est apatride? Pourquoi se nommer Aharon quand on est Erwin, ou le contraire? A quoi bon tout recommencer, vivre pour de vrai, aimer, combattre, dans un pays longtemps rêvé? Ca veut dire quoi: Israël, au tout début? Comment se souvenir de sa mère quand on est séparé de sa langue maternelle?
Etrange: Kafka, dans son "Journal", avoue qu'il n'a jamais pu appeler sa mère autrement qu'en yiddish, et que "Muttie", auf Deutsch, non, ça ne le fait pas! Beckett, lui, se força à quitter son pays, sa langue, sa mère, pour devenir écrivain...
On n'habite jamais que le lieu que l'on quitte.