14 mai
Vu: "On ne badine pas avec l'amour" d'Alfred de Musset, mise en scène d'Yves Beaunesne, Théâtre du Vieux-Colombier, Comédie-Française (jusqu'au 26 juin). Réservations: 01 44 39 87 00/01.
Si on le compare à Marivaux, dans la peinture du sentiment (et du désordre) amoureux, Musset a plutôt mal vieilli. Dans son théâtre, il semble cacher son âme de poète triste et délicat sous divers masques, tous fardés, fourbus, usés jusqu'à la corde: le bouffon, le viveur, l'enfant gâté, l'amant déçu, etc. On baille. Les mêmes, chez Shakespeare, chez Molière, nous semblent frais comme une première cerise. Là, non. Des poissons morts! Pourtant, je ne sais par quelle bizarrerie, ils ne nous quittent pas.
"Le moi lyrique, être soi; le moi dramatique", être les autres", disait Hugo, plus démiurge que dramaturge. Facile à dire! Musset n'a jamais su. Il se mélange les pinceaux. Quand Alfred pleure, Musset rigole, et vice-versa. Ses propres railleries le blessent, il en souffre pour mieux rire de soi; devant ses chagrins, il s'esclaffe et, aussitôt peiné, il s'inonde de larmes. C'est sans fin. D'un côté, il fond: "Il est doux de pleurer, il est doux de sourire / Au souvenir des maux qu'on pourrait oublier". De l'autre, il s'exaspère: "Mais je hais les pleurards!..." Il ne sait ni ce qu'il est ni ce qu'il veut. Et s'il le savait il n'en voudrait pas! Pourtant, je ne sais par quelle bizarrerie, Musset ne nous quitte pas.
Soyons honnête. "Badine", comédie-proverbe en trois actes, nous semble une fable atrocement surannée. Les personnages secondaires de ce marivaudage tragique: le vieux Baron, le curé Bridaine, le précepteur, la prude gouvernante, déjà ridicules en leur temps, sont d'une autre planète. Que dire des lieux: le château, le petit bois, la fontaine, l'oratoire? On croit rêver. Dans ce ramas de fantoches, même les jeunes gens, Camille et Perdican, nous semblent un peu défraîchis. Pourtant, oui, je ne sais par quel miracle, c'est grâce à eux, à chaque fois, que l'on parvient à s'émouvoir.
On a beau n'être pas convaincu, on est séduit. Le charme opère, ici, grâce à la fougue de Loïc Corbery (Perdican) auquel Julie-Marie Parmentier (Camille) oppose son ardeur inquiète et virginale. Quant à Suliane Brahim (Rosette), elle est si frêle, si rêveuse et si douce qu'on trouve Perdican trop bête de ne pas l'aimer - plutôt que Camille qui a déjà l'air d'une épouse abusive! Ils sont jeunes, ils sont fragiles, ils sont justes. C'est tout Musset, cela: on souffle dessus, ça se réveille, ça s'anime!
Il suffit d'une ou deux répliques, qu'on avait oubliées ou qu'on attend et qu'on connaît par coeur, pour que le spectacle soit sauvé. Par exemple, celle-ci: "On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit: " J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui"." (Acte II, scène 5).
Il faut dire que Beaunesne a l'art de remettre les classiques à leur place sans les violenter. Il sait en général embellir ce qu'il touche - plutôt qu'un décor réaliste, il utilise ici la scénographie de Damien Caille-Perret, inspirée d'une ébauche somptueuse de Gustave Moreau, comme un écrin. A sa manière, toujours élégante, il maltraite Musset avec tendresse, un peu comme on écoute une vieille amie, charmante mais un peu folle: "Il faut rentrer dans le lard du texte, dit-il, sinon il vous égorge". C'est ce qu'il fait mais il agit en douceur. Il vise le coeur, il simplifie le décor, il supprime l'anecdote. Il hisse Camille et Perdican sur un piédestal, en pleine lumière, comme si tous les autres personnages ne formaient plus qu'un choeur, en arrière-plan, qui soudain se fige et nous glace dans la scène finale.
D'ailleurs, ne soyons pas injuste. Les "vieux" sont parfaits dans leur emploi: Roland Bertin, toujours superbe, qui fait du Baron un vieux lion patraque, Pierre Vial dans Bridaine, Christian Blanc dans Maître Blazius, et Danièle Lebrun dans Dame Pluche semblent s'amuser si fort qu'on passe, somme toute, une agréable soirée. La pièce tient, comme si, par une opération insensée, magique, on avait mis du rouge aux joues de cette belle évanouie.