16 mai
Lu: "Dans les ruines" de Zabel Essayan, traduit de l'arménien, préfacé et annoté par Léon Ketcheyan, postface de Gérard Chaliand, Phébus, 302 pages, 22 euros.
La scène se passe en Cilicie, une province de l'Empire ottoman. Cette région d'Asie Mineure, limitée au nord par les montagnes du Taurus, a été tour à tour colonisée par les Hittites, les Assyriens, les Perses, les Romains, les Byzantins, les Arabes - et même plus tôt dans l'Antiquité par les Mycéniens! -, avant de devenir, entre le XIIe et le XIVe siècle, le royaume de la Petite Arménie qui tombera sous les coups des Mamelouks. A l'orée du XXe, au sein d'une riche mosaïque ethnique et religieuse, la population arménienne y est encore nombreuse. Ca, c'est l'histoire ancienne.
Printemps 1909. L'Empire se décompose. Un an plus tôt, le mouvement des jeunes-Turcs a créé dans le pays une situation nouvelle. A la mi-avril, les partisans ultra-nationalistes du Comité Union et Progrès, le CUP - qui n'hésite pas à pratiquer l'assassinat politique contre ses opposants - prend le pouvoir. A la mi-avril, le Parlement réuni en congrès proclame la déposition du sultan Abdul-Hamid. La cup est pleine! L'Empire craque. Au même moment, et ce n'est pas une pure coincidence, à Adana, en Cilicie, la population turque se livre à un pogrom massif contre les Arméniens: 30 000 morts. A la fin du mois, l'armée, venue rétablir l'ordre républicain, participe à une deuxième vague de massacres...
Une jeune femme, Zabel Essayan, accompagnée de la Croix-Rouge et mandatée par le patriarcat arménien, se rend sur les lieux. Elle est horrifiée par ce qu'elle découvre. La terreur, les pillages, les crimes. Elle écrit en France, à son mari: "C'est maintenant clair: les Turcs ont adopté ici le comportement qu'ils avaient à Constantinople au cours des journées les plus noires de l'ancien régime, et même pire encore. Les gens te regardent avec étonnement, comme s'ils se demandaient comment il est possible que tu puisses avoir survécu... La complicité du gouvernement est manifeste". Dans le journal nationaliste "Itidal" (en français: "Modération", quelle trouvaille!), on écrit: "Ce qui vient de se passer n'est pas suffisant. Ce n'était qu'un avertissement. La suite prouvera de quoi nous sommes capables pour achever le travail". On croirait lire le "Völkischer Beobachtung" après la Nuit de Cristal!
Ce n'est pas un avertissement, c'est une menace qui est proférée froidement - celle d'une solution finale à la turque! Au cours de l'été 1909, plusieurs Arméniens seront condamnés arbitrairement à la pendaison; le député arménien, Hagop Babikian, meurt dans des conditions mystérieuses, la veille du jour où il doit remettre son rapport sur les événements d'Adana à la Chambre. Quelques années plus tard, à partir du printemps 1915, deux millions d'Arméniens seront exterminés sur les routes de la déportation et de l'exode vers les déserts de Syrie. Un diplomate allemand constate : "L'objectif réel du gouvernement ottoman est de détruire la race arménienne". Les massacres d'Adana n'auront été qu'une répétition - un prélude au génocide!
Il faut saluer le travail de Léon Ketcheyan (1), cet insatiable érudit de la cause arménienne, qui nous restitue le témoignage de Zabel Essayan en le plaçant dans le contexte historique de cette période compliquée. Il nous est facile de s'étonner aujourd'hui de l'aveuglement du peuple arménien et de ses élites: pourquoi n'ont-ils pas su interpréter ces nombreux présages? Comment ont-ils pu ne pas déceler la promesse de l'horreur dans tous ces actes et - je n'oublie pas les 200 000 morts de 1895! - sonner l'alarme? Certains l'ont fait, ils n'ont pas été entendus. A l'époque - Léon Ketcheyan le note avec ironie, c'est la question de "l'ottomanisation de l'enseignement public" qui agite l'opinion et éclipse tout autre débat! Les Arméniens de Turquie se sont contentés de croire et d'espérer, sans oser, sans pouvoir imaginer le pire. Le présent est opaque, l'avenir s'écrit dans une langue que nous ignorons. A de rares exceptions près, la plupart des juifs allemands n'ont pas été plus lucides.
C'est dans une langue très convenable - peut-être trop - que Zabel Essayan décrit, dans ce récit, les vestiges encore fumants du carnage, la misère des villages incendiés où errent, parmi les cadavres, quelques survivants affamés, infirmes, hagards. Elle recueille les paroles de ceux qui ont encore la force de parler, console les enfants livrés à l'abandon et secoure les plus démunis. Elle note le soir que ses chaussures sont maculées de cendres et de sang. Devant ces atrocités, pourtant, son langage n'est pas encore celui de la révolte. C'est une intellectuelle, une lettrée, qui a fréquenté les salons parisiens. Elle s'indigne. Ce qui l'inquiète, c'est la famine qui sévit dans toute la province.
Au-delà de la colère et des larmes, elle nous paraît étrangement sage, confiante, résignée. Comment aurait-elle pu deviner dans l'effroi de ce qui l'environne les prodromes de ce qui n'a pas encore de nom? Plus tard, ayant échappé à cette mort-là, elle ne cessera de lutter en faveur des siens. Installée en Arménie soviétique au début des années trente, Zabel Essayan sera victime des purges staliniennes et disparaîtra dans la tourmente, en 1943. Léon Ketcheyan lui a simplement rendu sa voix - belle, limpide, intouchée par la peur.
(1) Docteur en sciences historiques et philologiques, Léon Ketcheyan a consacré sa thèse (encore inédite) à Zabel Essayan: "Zabel Essayan (1878-1943): sa vie et son temps". Il est notamment le traducteur du "Journal de la déportation" de Yervant Odian (Parenthèses, 2010) et d'un recueil de nouvelles, "Sur le chemin de la liberté d'Avétis Aharonian (Parenthèses, 1978). Il a collaboré à l'ouvrage "Arménie, une passion française. Le mouvement arménophile en France, 1878-1923" sous la direction de Claire Mouradian (Magella et Cie, 2007).