2 mai
Lu (rêveusement en prenant mon temps): le "Dictionnaire amoureux des Dictionnaires" d'Alain REY, Plon, 998 pages, 27 euros.
Les opuscules ne sont pas son fort! Avec lui, quoique son esprit soit léger et ses doigts fins, c'est du lourd. Philosophe et historien des mots, spécialiste et - ce n'est pas un pléonasme - éternel amoureux de la langue française, Alain Rey est un peu, sous les dehors d'un dandy, un Romain côté travail - les Romains, par légions, ont semé des pavés sur toutes les routes de l'Europe... Comme eux, Alain Rey a été toute sa vie un maître d'oeuvre - du "Petit Robert" (1), du "Dictionnaire historique de la langue française"et du "Dictionnaire culturel en langue française", entre autres. Rien que des livres du premier rayon aux pages froissées, parfois même volantes et orphelines - honte à moi! - mais fièrement intouchées par la poussière qui est l'opprobre des ouvrages abandonnés.
Encore un pavé, donc, qui, par coquetterie, pour être à la page, sans doute, s'enchante de finir juste avant d'en compter mille! Dès son Avant-Propos, Alain Rey nous prévient, avec la modestie sous laquelle il cache l'ampleur de son érudition, de ne pas prendre ce titre majuscule pour un gros mot d'ascendance biblique, du genre "Roi des Rois"; il ne s'agit nullement d'un ouvrage suprême, non c'est juste un petit dico - petit, en français, étant un adjectif bonificateur - où l'auteur a mis en alphabet des souvenirs, des thèmes, des personnages, des oeuvres, en rapport avec cet objet si familier.
Il y a néanmoins de nombreuses entrées (233 sauf erreur), depuis "abécédaire" jusqu'à "Woolf, Virginia" qui est ici conviée parce qu'elle détestait justement les dictionnaires! Contrairement à son daddy, l'austère Leslie Stephen, éditeur du célèbre "Dictionary of National Biography" et collaborateur du réputé "Oxford Dictionary", Virginia ne cessait de se moquer des définitions niaisement conservatrices et anti-féministes proposées par les dictionnaires de son temps. Pour elle, les mots ne sont qu'à soi, cosa mentale et jardin secret, loin d'appartenir à un recueil livresque qui fournirait du "prêt-à-parler".
Virginia Woolf s'en explique dans une nouvelle, "The Death of the Moth" ("La Mort du papillon de nuit"): "Bien sûr, vous pouvez toujours les attraper, les mots, vous pouvez les placer dans l'ordre alphabétique, dans des dictionnaires. Mais les mots ne vivent pas dans les dictionnaires; ils vivent dans l'esprit. Si vous en voulez la preuve, considérez comment, dans les moments d'émotion, quand nous avons le plus besoin de mots, souvent nous n'en trouvons aucun. Pourtant, il y a le dictionnaire; il y a là, à notre service, à peu près un demi-million de mots tous en ordre alphabétique". Elle ne se doutait pas que, des années plus tard, le supplément de ce déplorable "Oxford" allait lui accorder 239 citations, juste derrière Joyce et D.H. Lawrence!
Au fond, d'un côté il y a ceux qui s'enchantent d'apprivoiser le sens des mots, comme on flatte une tourterelle avant qu'elle ne s'envole, et qui s'amusent des voisinages fortuits que l'ordre alphabétique suscite; et puis de l'autre, il y a ceux que la totalité, le "vertige de la liste", la succession hasardeuse des lettres, que sais-je, effraient, affolent ou attristent. Alain Rey se range, cela va sans dire, dans la première catégorie. Sans l'alphabet, le lexique serait un capharnaüm, une boîte de Pandore, un souk. Il est un partisan modéré du vertige, il réprouve le chaos sans être pour autant normatif. Pour lui, d'ailleurs, la langue, ce n'est pas une momie sacrée, c'est un corps endormi, palpitant de rêves et de secousses, qu'il faut juste savoir écouter.
Je reviens à ce livre délicieux, truffé de réminiscences, d'anecdotes, de raretés, par où Alain Rey nous invite, le plus souvent à rencontrer des inconnus (de nous!), comme Julius Pollux, ce Grec né à Naucratis en Egypte mais vivant à Rome sous Marc-Aurèle, auteur d'un "Onomasticon"et précurseur de l'analogique selon Paul Robert; ou encore Collin de Plancy, neveu de Danton, à qui l'on doit, toujours en deux volumes, un "Dictionnaire infernal" (sous-titré "Recherches et anecdotes sur les démons, les esprits, les fantômes, les spectres, etc."), un "Dictionnaire féodal", un "Dictionnaire de la folie et de la raison".
Alain Rey nous parle aussi de ceux qu'on croyait connaître et qu'on découvre sous un autre jour: Pierre Larousse, Louis Hachette, Antoine Furetière, à qui il a déjà consacré un livre (2), Louis-Nicolas Bescherelle, Anatole Bailly, les frères Grimm ou encore Emile Littré qu'il confesse avoir lu mot à mot presque in extenso! J'allais oublier le doux d'Alembert, enfant trouvé non loin des marches de Notre-Dame, recueilli par un humble vitrier, qui fut à la fois l'ami de Diderot, l'amant de Julie de Lespinasse et un mathématicien génial.
J'avoue mon faible pour Félix Gaffiot, le compagnon de nos versions latines - je sais, ça date! - savant aimable, pittoresque, portant barbiche, panama et costumes de lin, comme Dirk Bogarde dans "Mort à Venise". Par son élégance, il n'est pas sans affinités avec Alain Rey, bretteur dans l'âme, qui d'ailleurs a plutôt la tête de M. de Tréville, le commandant des mousquetaires du Roi dans "Les Trois Mousquetaires".
Plus inattendus ici: Batman, Sherlock Holmes, Vidocq (à cause des glossaires de l'argot du bagne!), Pierre Desproges ou Casanaova dont Alain Rey s'amuse à noter les vertueuses bêtises que la morale de la IIIe République lui octroie sous la plume de Jules Janin: ("Sa vie est un inceste sans fin, un adultère de Paris à Rome, une fornicatioon de tous les jours, de toutes les heures") ou celle de Pierre Larousse ("Mieux vaut dire qu'il est le type par excellence de ces effrontés de belle mine, parasites d'une société pourrie que la Révolution devait jeter bas dans son honnête et patriotique colère"). Alain Rey n'a pas la naïveté de penser que nous sommes moins prévenus; il ne doute pas que nos certitudes fassent s'esclaffer à leur tour les générations futures.
Un dictionnaire, en général, on ne le lit pas, on le consulte de temps comme un oracle ou comme un horaire des départs, voire comme un ami vénérable et un peu ennuyeux. Celui-là est tout le contraire. Correction: je ne l'ai pas du tout "lu rêveusement", je l'ai dévoré d'une traite, goulûment, mais on peut aussi le mâcher comme un vieux malt, à petites gorgées.
(1) J'ai chez moi plusieurs exemplaires du "Petit Robert" - au moins un ou deux dans chaque pièce de la maison! J'ose avouer une nette préférence pour les premières éditions de ce dictionnaire de la langue, éditées par Alain Rey et sa regrettée compagne, Josette Rey-Debove: elles comportent moins de mots nouveaux (et inutiles) et plus de citations d'auteurs que les récents millésimes. Les caractères typographiques en sont de surcroît plus élégants et plus agréable à l'oeil.
(2) "Antoine Furetière, un précurseur ds Lumières", Fayard, 2006.
Heureuse de retrouver ce joli blog de mots !
J'ai pris un peu de retard mais une pause silencieuse et cachée sous les feuilles légères de l'imposant dictionnaire d'Alain Rey est l'un des plus beaux voyages que le réel et l'imaginaire puissent nous offrir. (À condition d'entendre chuchoter les mots, se quereller parfois, terribles ensorceleurs des livres).
P.S : "Nette préférence" pour moi aussi "des premières éditions de ce dictionnaire de la langue".
Rédigé par : Anne B | 31/05/2011 à 10:53