21 mai
"Darling River" et "La Faculté des Rêves" de Sara Stridsberg, romans, traduits du suédois par Jean-Baptiste Coursaud, Stock.
J'ai rencontré Sara Stridsberg en mars dernier, au Salon du Livre de Paris, dans le cadre des rencontres organisées par le CNL, sur la littérature nordique. Fière de son renom naissant, fêtée comme un people dans les gazettes, elle présentait son roman "La Faculté des Rêves" dans lequel elle restaure la figure de Valerie Solanas: cette féministe radicale, on s'en souvient, avait voulu assassiner Andy Warhol en 1968, juste après avoir écrit le "SCUM Manifesto" (1) - un texte où elle préconisait l'abolition du genre masculin comme mesure de salut public (2). J'ai interviewé Sara, la peur au ventre, intimidée par sa frange noire et son allure de pythonisse punk, en renonçant par veulerie à lui demander pourquoi elle avait si mal tourné alors que tout la destinait à une vie rangée et à un gentil mariage en Suède!
J'admire la force de son livre, la fureur maîtrisée de sa vision, sans être sûr de l'aimer. Les motels infâmes, la déréliction, les femmes perdues, le vomi sur la moquette, les fausses couches, le désert, l'Amérique... Elle avait senti la pointe de réticence sous mon admiration et m'en avertit, en léchant rêveusement sa plaie, d'un coup de talon dans les dents. C'était bien fait! Marre de ces critiques qui vous expliquent doctement des livres qu'ils n'ont pas écrits!
Dans ce roman, "La Faculté des Rêves", Sara Stridsberg adopte le personnage de Valerie Jean Solanas, un peu comme Joyce Carol Oates s'est emparé de Marilyn Monroe dans "Blonde". "Pas une biographie mais une fantaisie littéraire. Un roman", dit-elle. Pourquoi? De quoi Madame Solanas est-elle le nom? Elle répond sans détour: "Le destin de Marilyn est celui du suicide. Le destin de Valerie Solanas, celui de la pute esseulée et défoncée". Elle est "l'outsider ténébreuse du mouvement de libération des femmes, de ses mustangs et de ses traîtres". Elle est encore "le changeling (l'enfant volé) sombre, à l'intelligence supérieure, la mammifère transfuge qui rêve de sortir en courant de l'histoire et du récit trop étroit dont la femme est le sujet".
Au-delà de la rage féministe qui irrigue le texte de Sara Stridsberg, on est touché par son infinie tendresse envers son personnage. Comme si elle caressait un monstre: elle est à son chevet, elle l'escorte avec douceur dans sa longue agonie. Elle s'insinue dans les lacunes de sa biographie. Elle ramasse les pots cassés de la légende. Elle veut puiser de la grâce - de luminueses parcelles - dans les situations les plus sordides. Elle rectifie le trait, corrige les imperfections, varie la lueur, pose des ombres - elle a un faible pour les néons quand ils sont mauves! Et soudain, traîtreusement, elle vous braque un projecteur en pleine face, elle vous interpelle, elle vous somme de réagir.
Valerie la fait "rêver de crasse et de roses"; elle pense à "une fille aussi utopique qu'un ciel". Et plus Valerie s'égare, plus elle l'élève. Sartre n'a pas fait mieux en hissant Genet sur sa colonne de saint et martyr, à la stupeur de l'intéressé qui eut l'impertinence d'avoir une autre opinion sur le sujet. Qu'aurait pensé Valerie Solanas de son portrait? On ne le saura jamais et, au fond, on s'en moque. D'emblée, Sara Stridsberg impose sa forme, son tempo, sa poétique: elle procède par une succession de tableaux, d'états, de fragments, comme dans un rêve. Elle met de l'algèbre dans le chaos, de l'électricité dans le paysage, avec des répits, des coupures (de courant), des haltes désirées et promises. Rien n'est plus concerté, plus construit, plus habile que cela. Avec de la (haute) tension (nerveuse), elle suscite autour de l'héroïne (dans les deux sens) une lumière crue qui découpe, à vif, les angles mort de la destinée.
La méthode n'est pas si différente dans "Darling River". Le livre qui lui sert de modèle ou de matrice, c'est le "Lolita" de Nabokov - un livre qui dans l'Amérique d'aujourd'hui ne verrait sans doute pas le jour. Sara Stridsberg nous offre, pour la seconde fois, un livre accompli - très vénéneux, très prémédité, très écrit. Même phrasé alternant les heurts et la mélodie. Même succession de scènes blessantes, criardes, hypnotiques. Avec Sara, on ne quitte jamai la douleur! On retrouve ici le thème de la séparation, de l'errance, de l'abandon maternel, en particulier le motif obsessionnel de l'accouchement liée à la mort.
Oui, sauf que "Lolita", ce n'est pas morbide, ce n'est pas malsain, c'est tragique! Ce qui traverse le roman de Nabokov, ce qui nous manque ici, c'est le sens de la fatalité qui broie le héros, Humbert Humbert, sa lucidité effarée, sa démence froide, plus proche des tourments d'un Oedipe aveugle que des phantasmes d'un pervers. D'ailleurs, dans "Darling River", c'est son histoire à elle, Lolita devenue Dolorès Haze, que l'auteur nous raconte, dans l'allure d'une ballade. Là où Nabokov affiche un cynisme glacé, Sara Stridsberg préfère un lyrisme strident. Nabokov écrit une confession, Stridsberg compose une symphonie.
Dans cette encre venimeuse et enchantée, toute vie devient un processus monstrueux dont l'auteur décrit chaque phase avec une fascination mêlée d'effroi. Après avoir peint sa toile, "Le Cri", le peintre Edvard Munch raconta: "J'ai senti un immense cri traverser la Nature. J'ai peint les nuages comme du sang frais. La couleur hurla". Un roman de Sara Stridsberg, c'est un peu cela, en prose. Un aveu exaspéré du moi profond. Cet auteur fait mieux pourtant que transcrire des affres, propager des métaphores obsédantes, inventer un mythe personnel, elle réussit à annexer le ciel, les étoiles, l'autoroute, la rivière, à la courbe intime de sa main et de son cerveau. Par endroits, on pense au "Baal" du jeune Brecht, cette ode enragée à la Nature, oscillant entre les "Illuminations" de Rimbaud et l'expressionnisme allemand.
"Il faut savoir se perdre parfois si l'on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas", disait Nietzsche. Si un écrivain se distingue par son aptitude à vous conduire, de gré ou de force, là où l'on n'a pas envie d'aller, alors Sara Stridsberg est un écrivain indéniable. Elle a un style, un univers et un tempérament: tout ça vous crève le coeur et le papier!
(1) SCUM: acronyme pour "Society fur cutting up men". "Scum" en anglais signifie: excrément, pourriture, rebut, lie. "He is a scum": "C'est une ordure, un salaud".
(2) "J'avais lu son manifeste, le SCUM Manifesto. J'avais été fascinée, excitée, émue à en pleurer par cette diatribe d'une virulence et d'une insolence irrésistibles, cette satire du patriarcat qui ne ressemblait à rien de ce que j'avais lu à ce jour provenant du mouvement de libération des femmes, voire de tout autre mouvement féministe. La langue était insensée, les revendications belles et démentielles, et du texte sourdait une voix d'animal sauvage qui semblait ne respecter aucune des conventions en vigueur dès qu'il est question de rhétorique, de politique, d'art, de philosophie et d'avenir... J'ai commencé à rêver d'une superfille qui volerait par-delà les galaxies avec une autre fille lui tenant la main. Pour moi, elle était poésie et elle relevait des poètes plus que des politiques. Elle me faisait penser à Sylvia Plath, Courtney Love, Gertrude Stein, Yoko Ono, Billy Holiday, Tracey Emin, Miss Univers et Michel Houellebecq" ("La Faculté des Rêves", p. 407)
Frédéric,
J'ai lu & relu plusieurs fois votre article : je vous admire.
C'est presque insupportable! Le talent ça n'est pas donné au premier venu, je sais! J'aime votre humour & votre auto-dérision : couleur clarté & masque ôté. Au Salon du livre de Paris je n'ai pas eu la chance de voir & d'écouter Sara Stidsberg. Vous suscitez mille regrets & mon envie de l'adorer.
Par contre j'ai assisté à la rencontre que vous animiez & à laquelle était invité, entre autres, l'auteur danois Erling JEPSEN pour son roman traduit par Caroline BERG "L'ART DE PLEURER EN CHOEUR" (Sabine Wespieser Editeur) : une bouffée d'amour littéraire. Vos invités échangeaient comme s'ils étaient à la maison, sirotant un excellent café, sous votre regard bienveillant & votre voix amie & des interprètes d'une grande qualité. Un ton juste, une écoute, des regards vrais. J'ai aimé, Malgré l'austérité des thèmes abordés (la mort, l'inceste, les enjeux du monde adulte face à l'innocence de l'enfant...) la vie gagnait. Un heureux moment qu'on rêve de prolonger.
RBF
Rédigé par : Rbf9999 | 23/05/2011 à 08:10
Cher Frédéric,
Quel plaisir de lire à nouveau ta prose au scalpel. Noire crépitation dégustée, far away, à SF. Merci. G
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Sara Stridsberg comme du sang frais! - Le Bateau Livre. Le blog de Frédéric Ferney
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