"L'entêtement" de Rafael Spregelburd, mise en scène d'Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo, salle de spectacle de Vedène, à 22h (jusqu'au 15 juillet).
La pièce de l'Argentin Rafael Spregelburd défie la représentation. On pourrait dire: c'est un objet fractal, genre flocon de neige, étoile de mer ou - non, je ne plaisante pas - pomme de pin. Ou bien: c'est un objet intensément romanesque, à la fois réaliste et fantastique, à mi-chemin entre la chronique et le rêve. Ou encore: c'est un conte moral. Reste que le travail théâtral d'Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo sur ce matériau complexe se révèle passionnant, amusant, énigmatique: on sera d'abord captivé, puis déconcerté, et finalement séduit par le résultat, si tout se passe bien pour vous.
Si je vous dis que "L'Entêtement" est l'un des volets d'un opus de Spregelburd intitulé "L'Heptalogie" et inspiré par le tableau de Jérôme Bosch, "Les Sept Péchés Capitaux", serez-vous plus avancé? Comment décrire cela? L'Histoire (ou plutôt le Temps) comme odeur, le Théâtre comme Fiction, le Livre (ou le Dictionnaire) comme utopie, la Langue (toutes les langues du monde) comme spectacle, la Vie comme une Bombe et une Horloge. Est-ce plus clair? Vous aimez le castillan, vous vous débrouillez en catalan mais je parie que vous ne parlez pas le katak! Non? Tant pis. Vous verrez, on s'y met très vite.
Reprenons. On est dans la maison d'un commissaire de police, du côté de Valence, à la fin de la Guerre civile espagnole. On se déchire dans des combats douteux: entre rouges et phalangistes, entre communistes et anarchistes, entre mari et femme, entre frères. Le XXe siècle fait rage. C'est la fin d'un monde: le nôtre. Les passions convergent vers une mystérieuse "liste" qu'il faut obtenir par tous les moyens. C'est ce que Hitchcock, le grand sorcier, le maître du suspense, appelait: un macguffin - un alibi, une vessie, une lanterne. Ici, une simple feuille de papier que tous convoitent comme un morceau de la vraie Croix ou le trésor des Incas sans être certain que cet obscur objet du désir existe.
Pour le climat, on oscille entre "L'Aleph" de Borgès et "Mulholland Drive" de Lynch. Ca s'élabore et ça s'élucide, de scène en scène, comme un puzzle. Le spectateur devient un enquêteur attentif au moindre détail au moindre indice sachant que l'auteur s'ingénie à déjouer notre attente, à semer des petits cailloux fallacieux et à nous entraîner parfois sur de fausses pistes. Ce n'est pas du jeu! Si, au contraire, ce n'est que cela: du jeu, rien que du jeu. Les comédiens sont-ils à la hauteur? Mieux que ça: ils font constamment preuve de fantaisie et d'invention. Une interprétation très pure, très précise, très dessinée. J'ai été, je l'avoue, subjugué. Notamment par les mains et les pieds de la comédienne Judith Chemla.
Tôt ou tard, on s'apercevra que les scènes qui se succèdent sont en fait simultanées. Et oui, ça complique, d'autant que l'adaptation s'autorise des coupures et des ellipses par rapport au texte original. A l'évidence, Spregelburd est très inspiré par le cinéma américain, par des formes de récit qui conjuguent des points de vue différents et même contradictoires. Il se comporte en démiurge autant qu'en dramaturge. Faut-il mentir au spectateur? Oui, car le menteur est le seul qui s'approche à bonne distance de la vérité là où les autres s'y brûlent. "Je suis contre la vérité, passionnément contre la vérité. Pour moi, il y a une loi plus importante que toutes, c'est celle de l'amour et de la charité", disait Jankélévitch. Au théâtre, c'est même la seule loi.
"J'ai été, je l'avoue, subjugué. Notamment par les mains et les pieds de la comédienne Judith Chemla."
C'est bien connu, cela, pour devenir comédien, il faut faire des pieds et des mains...
Rédigé par : Zab | 11/07/2011 à 21:00