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Depuis le mois de septembre, je vous ai invité à relire, autrement, La Fontaine, Saint-Simon, Dante, Balzac, et quelques autres. Pas question que je vous quitte – puisque c’est, hélas ! ma dernière chronique – sans vous parler de : Proust et de la « Recherche du Temps Perdu ». Ce sera mon cadeau d’adieu… non, disons : mon cadeau de Noël ! Soyons joyeux !
Pourquoi Proust ? Voici ce qu’écrit le Narrateur, épuisé et enfin heureux, à la fin de « La Recherche du Temps Perdu », ayant enfin accompli ce qu’il ne pensait pas avoir la force d’accomplir : « Nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances ne sont pas au-dessus de nos forces, et nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres ».
Pourquoi Proust ? Parce que c’est aussi un guide spirituel, un maître de vie… Car aujourd’hui, je m’adresse principalement aux adolescents, filles ou garçons, et en particulier à ceux qui trouvent ce monde insupportable, laid et vulgaire. Je les crois nombreux. D’abord parce que l’angoisse des jeunes n’a jamais été aussi grande, paraît-il, surtout en France – on ne sait pas pourquoi. Ensuite, parce que ce malaise n’est pas seulement causé par la situation économique et sociale, je parle de quelque chose de plus profond, d’une perte de confiance dans l’avenir que chacun peut ressentir et partager. Qu’ils sachent que Proust, oui Proust ! a été l’un d’eux !
Vous doutez de votre volonté, de votre force, de vos moyens ? Proust aussi. Vous n’êtes pas un artiste, vous n’êtes pas doué pour le dessin, pour la peinture ou la musique, vous en souffrez ? Proust aussi. Vous êtes amoureux ou triste ou jaloux. Proust aussi l’a été, et il a su le dire mieux qu’un autre. Vous pensez que votre vie n’a aucun sens et que vous venez trop tard ? Vous avez une santé fragile, vous vous trouvez moche, vous vous trouvez nul ? Proust aussi.
Et pourtant, malgré tout cela, il a réussi à accomplir un travail immense, il a écrit ce chef d’œuvre, « La Recherche », qu’on peut comparer à une « cathédrale » ou à une « symphonie ». Il a réussi à faire de ses défaillances une force… Pourquoi pas vous ?... Comprenez-moi bien : il ne s’agit pas, évidement, de l’imiter ou de l’égaler. Il s’agit seulement - avec lui, grâce à lui – et surtout si vous ne sentez pas très doué pour ça - d’apprendre à vivre ! Là où certains vous désespèrent, Proust vous donne du courage. On ne reçoit pas tous les mêmes cartes à la naissance, c’est vrai, mais c’est à vous de jouer la partie. Ne me dites pas : « C’est pas ma faute !..., c’est eux qui !… je ne suis pas responsable !... » Si, vous l’êtes ! C’est ça, le truc, ne protestez pas, ne vous résignez pas, prenez le taureau par les cornes ! Ca n’est pas gagné, ça ne se fera pas tout seul : il faut lutter, le chemin est long et difficile ! D’ailleurs, ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est la difficulté qui fait le chemin.
Deux choses importantes que nous dit Proust. La première : personne ne vous dit la vérité, il faut la trouver tout seul. Peut-être dans une région plus profonde et insoupçonnée de vous-même. La seconde : il ne faut pas tout confondre, réussir dans la vie, c’est bien, c’est magnifique. Mais réussir sa vie, c’est encore autre chose ! Une certitude : vous avez une place, et quelque chose à accomplir dans ce monde.
Comment faire ?... Proust a un corps et un cerveau. Vous aussi ! Servez-vous en, utilisez-les. Tout ce qui vous arrive, ça vous arrive à vous. Proust n’a cessé de s’observer, de s’éprouver. Il s’est d’abord contenté de sentir ; il s’est observé en train de dormir, de se réveiller, de rêver, de lire, de regarder, de respirer même – il était asthmatique ! - d’écouter, d’aimer. Faites la même chose. Vous ne deviendrez pas forcément écrivain - il y a même peu de chances ! -, mais vous serez moins bête. Devenez un athlète de vous-même ! L’intelligence, la sensibilité, ce n’est pas un don, une chose qu’on aurait reçu une fois pour toutes, non, c’est un processus, un combat que chacun peut mener par rapport à lui-même. C’est ça, l’enjeu. Et, croyez-moi, c’est une formidable école de liberté ! C’est un puissant remède à l’ennui, à la noirceur, au chagrin, au dépit, à la tristesse !...
Ouvrez les yeux. Il y a, dans chaque personne, un geste, une attitude, un signe, une étincelle à déceler et à recueillir. Regardez les visages des gens: c'est souvent plus intéressant que ce qu'ils disent. Ce qui compte, c'est le regard. "Ce regard, écrit Proust, qui n'est pas que le porte-parole des yeux mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu'il regarde, et le corps avec lui". Vous aussi, vous avez un oeil, un regard. Tiens, c'est bizarre: en grec, le mot theoria signifie regard. Aiguisez-le, ce regard! Vous avez le droit de vous moquer, ce n'est pas interdit. Un chien peut regarder un évêque... Vous avez le droit d'être cruel puique le monde l'est avec vous. Ne laissez personne vous dire ce qui est sérieux ou comique, trouvez-le vous-même. Trouvez-le en vous-même !
C’est ainsi que Proust nous invite à regarder autrement des choses qui nous paraissent banales ou sans intérêt. C’est une méthode - on peut lire Proust comme un nouveau « Discours de la méthode ». Par exemple, tenez, le sommeil. Ce n’est pas du temps perdu, c’est du temps retrouvé ! Le sommeil est une source, une drogue puissante et salutaire qui altère gravement votre perception. C’est bizarre mais comme c’est instructif ! « Un homme y paraît au bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses ont une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis », écrit Proust. C’est très sexuel, le sommeil. Et, contrairement à ce qu’on croit (quand on ne l’a pas lu), Proust aussi ! Toutes ces choses bizarres que vous rêvez, certaines agréable, d’autres affreuses, ne les refusez pas. Elles vous disent quelque chose de vos désirs et de vos peurs. Car le désir et la peur, ça va ensemble. On peut vouloir supprimer les deux et devenir bouddhiste mais, franchement, ce serait dommage ! Arrangez-vous seulement pour que le désir soit toujours plus fort que la peur. C’est ça, le secret.
J’ai dit que je m’adressais principalement aux adolescents. Je m’adresse en particulier aux jeunes filles. Pourquoi ? Et bien parce que les jeunes filles ont, je crois, la capacité de lire Proust plus tôt et mieux que les garçons. Parce qu’elles savent d’instinct le lire comme il faut, c'est-à-dire comme un éveilleur, comme un tentateur, comme un maître. C’est ce que je fais aujourd’hui mais moi, il m’a fallu du temps avant de comprendre. Je vais vous faire un aveu : je ne le trouvais pas assez viril à mon goût, le petit Marcel ! Je lui préférais Hemingway ou Cendrars ! Bref, j’ai toujours pensé que les filles étaient plus en avance, plus malignes, plus sages ou peut-être plus folles que nous. A l'âge où les garçons s'étourdissent en bravades et en courses éperdues, elles s'entêtent de parfums et rêvent de plumes. Elles savent confusément que l'amour existe et qu’il appelle des formes, des mots, une poétique, et ça ne les effraie pas…
Qu’y a-t-il donc dans Proust de si précieux ?... Ca, précisément : cette idée qu’il faut devenir soi et inventer sa vie. A n’importe quel âge ! Car tout renaît, tout recroît, tout recommence sans cesse, à chaque fois, et pour chacun. Pour Proust, cela revient à se poser la question : qu'est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la littérature? Le réel est violent, obscène, opaque: il faut en extraire une essence, des symboles, des lois. C’est ce que ce professeur de désir a réalisé en douce. C'est une révolution permanente. Une leçon de planètes! Proust est aux sensations intimes ce que Copernic est aux astres lointains. « Chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artistique ou littéraire, dit Proust ; et les oeuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise dont profite celui qui suit ». N’est-ce pas pareil dans la vie ? Si. Chaque printemps a toujours le même hiver à vaincre. Chacun doit écrire sa vie, avec sa propre lanterne !
C'est quand même un paradoxe: Proust qui ne vit que dans le passé, la tête enfouie dans l'oreiller, je le lis au présent. Il me procure sans cesse des sensations nouvelles. Aucun livre ne me parle d’aussi près. Faites vous-même l’expérience ! Vous êtes ému par la beauté d’une musique ou d’un paysage, vos venez de perdre un être cher, vous avez un chagrin d’amour, Proust a ressenti cela avant vous. Il le nomme, il met des mots dessus.
Avant le peintre Turner, il n’y avait pas de brumes sur la Tamise, disait Oscar Wilde. Avant Proust, on ne savait pas ce qu’était le chagrin, et ce loisir enchanté que devient en prose la tristesse. Et peut-être aussi le dépit qui naît d’un amour déçu, ce poison que Proust érige en joie sombre et vraie. De cette perception suraigüe qui est presque une douleur, Proust a su faire une arme. Saisissez-là ! C’est ça, le miracle : « Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même, écrit Proust. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur… ».
Alors, à vous de jouer!
Références. "La Recherche du Temps Perdu" de Marcel Proust en Pléiade, au Livre de Poche ou dans la collection Quarto-Gallimard (la seule édition en un seul volume). Cette chronique a été diffusée dans l'émission "Pas la peine de crier" sur France-Culture, le 20 décembre 2011. Pour information, les "chroniques" de "Pas la peine de crier" sont supprimées à partir de janvier 2012.
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Est-ce que vous croyez à l’Enfer ?... Oui ?... Non ?… Et au Paradis ?... C’est (encore) plus difficile à croire, non ? L’Enfer, au fond, ça demande moins d’imagination : on en a eu des preuves massives au XXe siècle, et ça continue, hélas, je n’insiste pas, il suffit d’ouvrir le journal ou d’allumer la télé ! L’Enfer, c’est quoi ? Des supplices, des flammes, un feu éternel qui vous brûle et qui vous glace. Je traduis (en langage humain): l’Enfer, c’est, disons, l’expérience du plus grand malheur…
En gros, les religions – presque toutes, d’ailleurs - y voient un châtiment qui punirait les méchants après leur mort. Bon, on a quelques doutes. On sait bien que, l’Enfer, ça concerne aussi les vivants, sur terre, et pas seulement, loin delà, les plus méchants. Sartre nous l’a dit : l’Enfer, c’est les autres ! Pour nous, l’Enfer, c’est à la fois beaucoup plus réel et plus actuel que le Paradis. Ca nous parle. On connaît, même si on ne l’as pas vécu personnellement. Pas besoin de nous faire un dessin ! On devine que ce n’est pas un lieu mais plutôt un état, un terrible privilège et une triste saloperie strictement réservé aux humains.
En fait, pour nous, aujourd’hui, c’est le Paradis qui fait problème. On a quand même du mal à imaginer, que ce soit dans ce bas-monde ou dans l’au-delà, un endroit où règnerait le bonheur parfait ! A d’autres ! On n’est pas des gogos ! Vous vous rendez compte : un amour qui ne serait que lumière, calme et félicité, pour toujours, jusqu’à la fin des temps ! C’est possible, ça ? On a du mal à y croire, ça ne semble pas réel, le paradis, alors que l’Enfer, si ! hélas, au contraire !... On vit quand même une drôle d’époque ! Nos ancêtres avaient peur de brûler en Enfer. Nous, c’est le Paradis qui nous fait peur. C’est bizarre, non ?
Pourquoi ? Et bien, l’Enfer, au fond, c’est assez moderne et démocratique : il y a foule, on s’y bouscule, les gens n’y ont pas l’air très heureux. On n’est pas dépaysé ! Le Paradis, c’est plus tranquille, ça ressemblerait plutôt à une île pour milliardaires ou à un paradis fiscal, il y a moins de monde, forcément ! Notre erreur, c’est peut-être de croire, que le Paradis est situé quelque part, ailleurs ou plutôt avant. Avant, avant, avant ! Vous savez, à l’époque du paradis terrestre – oui, terrestre ! – dans le jardin d’Eden d’où Adam et Eve ont été chassés… C’est comme un vieux souvenir !...
N’est-ce pas plutôt une idée neuve ? Ce qui importe, ce n’est pas de savoir s’il existe ou pas, le Paradis, c’est d’y croire ! C’est comme la Beauté, la Charité ou la Justice, ce n’est pas ce qui est, c’est ce qui devrait être, ce qu’on voudrait qui soit. On peut encore rêver, non ? En fait, c’est ça notre problème, en France, en décembre 2011 : même nos rêves sont médiocres, notre époque doit réapprendre à rêver ! Et à se battre pour ses rêves !
Justement, aujourd’hui, je vais vous parler de quelqu’un qui a ce don merveilleux. Ce n’est ni un prêtre, ni un théologien, ni un de ces économistes qui ne songent qu’à nous déprimer, c’est un poète. Et un excellent guide pour notre temps. Il s’appelle Dante, il a vécu à Florence au XIIIe siècle, il a écrit un livre intitulé : « La Divine Comédie ». Mais ça, vous le savez très bien. Car c’est peut-être l’un des livres les plus connus dans l’histoire de l’occident, c’est aussi l’un des livres les moins lus. Avant lui, il y a Homère. Après lui, je ne sais pas trop !
Pourtant, ce qu’il nous raconte, dans ce livre, c’est tout simple : c’est un voyage, un trip initiatique, une sorte d’aller-retour dans le royaume des morts. Vous allez me dire : « Oulla ! C’est un peu difficile à croire, ça, et puis ça fait peur ! D’ailleurs, je n’ai pas de goût pour le fantastique, je déteste le surnaturel ! » ou bien : « Le Moyen-Age, ouf ! tout ce fatras de croyances et de bondieuseries, c’est bien loin de nous ! » ou encore : « Pour lire Dante, il faut être un érudit ! Je n’ai pas les clés ! » Moi, je vous dis : « Mais non ! Avec Dante, pas besoin de croire, oubliez vos préventions, lâchez votre parapluie, n’ayez pas peur ! »…
Ouvrons le livre ensemble. Je lis la première phrase du Chant I : « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai par une forêt obscure, car la voie droite était perdue. Ah ! dire ce qu’elle était, cette forêt féroce et âpre et forte, est chose dure… ». C’est comme entrer dans un conte. C’est presque comme redevenir un enfant. Dante utilise des mots simples, il nous parle d’une voix intime et familière ; il nous prend par la main, il nous rassure, et il finit par nous emmener là où en effet on n’avait pas envie d’aller. Outre-tombe !
Mais ce n’est pas ce qu’on croit, vous allez voir. Lire Dante, c’est une expérience extraordinaire, comme de voler dans l’espace, comme de circuler dans une autre galaxie, si vous voulez - cela n’exige nullement ni d’être catholique, ni même d’avoir la foi! Il suffit d’écouter. Car il s’agit plutôt de connaissance et de liberté. De jouissance aussi, si je vous assure, ça parle aussi de ça ! C’est une formidable aventure que Dante nous invite à partager. Ce qui frappe d'emblée, c’est la modernité de ce scribe moyenâgeux. Un exemple. Que dit-il de l’Italie ? Que c’est « une auberge de douleur », un bateau privé de capitaine dans la tempête, qu’elle est « non- souveraine » et que c’est « un grand bordel » – oui un bordel ! Croyez-moi, un Italien, ça lui parle encore, Dante !
Car tout est lié : l’amour, la poésie, la politique. Comment, vous ne le saviez pas?
Et le Purgatoire, alors, c’est où ?... Il y a en effet un troisième lieu que nous fait visiter Dante. C’est une contrée étrange, intermédiaire, transitoire. On l’appelle : le Purgatoire, qui est une idée nouvelle à l’époque de Dante, parce qu’on y met en pénitence ceux qui ne sont ni assez bons, ni assez méchants. Notamment, les banquiers ! Là non plus, ce n’est pas ce qu’on croit : c’est une montagne ensoleillée au bord de la mer, presque une antichambre du Paradis. Il faut la gravir, cette montagne, au début c’est dur, et puis, au fur et à mesure que l’on s’améliore, tout devient plus clair, plus facile, plus léger. C’est une sorte de "laboratoire des rêves", comme dit Jacqueline Risset, la grande traductrice de Dante en français. C’est là, juste avant le Paradis !
J’ai parlé de voyage dans le cosmos. C’est un peu ça. On sait bien qu’on ne va pas y rencontrer, aujourd’hui, des anges ou des âmes damnées, jouant à cache-cache entre des satellites russes ou chinois. Et encore moins la muse du poète, son égérie, qui s’appelle Béatrice. En revanche, vous avez déjà été amoureux, ou bien vous le serez, cela suffit pour comprendre ce que ce poète veut dire. Béatrice, pour lui, c’est le nom de l’amour fou. Dantesque, en français, ça veut dire : infernal. Cela aurait pu vouloir dire : paradisiaque, tout aussi bien. En fait, ça devrait signifier : humain, seulement humain. D’ailleurs, Dante semble entièrement tendu vers le retour sur terre, et il n’a qu’un désir : vivre. C’est ça, la leçon.
« La Divine Comédie » de Dante, ce n’est pas seulement un vestige, le "monument majestueux d’une culture passée". Ce n'est pas qu'une "cathédrale" ou une "symphonie", c’est un "poème vivant", comme le dit encore Jacqueline Risset. Ce qui nous touche, c’est que ce voyage est pétri de détails, de gestes tendres de mères et d’enfants, de vols d’oiseaux, de paysages, d’animaux familiers. Dante a l’œil - presque oriental - d’un peintre de miniatures. Son objet, c’est la lumière qui irradie tout le livre, en passant par le noir et le feu, jusqu’à l’éblouissement final. Rodin dira de Dante : « C’est un lapidaire » ! Bel hommage dans la bouche d’un sculpteur.
Voilà pourquoi Dante a été pour tous les artistes, de Delacroix à Beckett, une source – et une force d’inspiration. « En attendant Godot », c’est quoi ? C’est une expérience du Purgatoire, et « Fin de partie » du même Beckett, c’est déjà un peu l’Enfer ! Notre cher Rabelais (qui écrit plus d’un siècle plus tard) nous semble beaucoup plus lointain, quels que soient ses puissants attraits. Il y a chez Dante une délicatesse, une sensibilité, une hardiesse (notamment dans son aptitude à inventer une langue - l'italien, rien que ça! - et à transgresser les codes qu’il s’est donnés) qui ne peuvent que nous étonner et nous émouvoir. Joyce s’en souviendra dans "Ulysse". Pourquoi Dante ? Parce que c’est un "musicien de la pensée". Un Mozart en prose, si vous préférez.
Références. « La Divine Comédie » de Dante, présentation et traduction de Jacqueline Risset (qui a tant fait pour la cause de Dante en France), G.F. Flammarion. Cette chronique a été diffusée dans l'émisson "Pas la peine de crier" sur France-Culture, le 13 décembre 2011.
Illustration. Portrait imaginaire de Dante par Raphael (détail de la fresque "Le Parnasse", Stanza della Segnatura, au Vatican).
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Dans cette chronique, vous le savez, je m’amuse à trouver : proche ce qui paraît lointain, ou encore : sage ce qui paraît fou. Vous allez me dire : quoi de plus fou que l’Egypte pharaonique ! Je vais tenter de vous prouver, au contraire : la sagesse de ces gens-là. J’entends sagesse au sens le plus simple : comme la vertu qui surmonte l’emportement de juger. Cet emportement qui souvent nous aveugle, nous Français (plus que les autres), dans les discussions d’intérêt et dans les discussions d’orgueil, surtout pendant une campagne présidentielle qui (cela ne vous a pas échappé) a déjà commencé.
Nous sommes dans ce pays sujets à la précipitation, par amour même de la vérité ou par ivresse de système, par fanatisme, ou par une prévention passionnée. Chacun s’empresse de croire que son adversaire politique est idiot, dangereux ou (encore mieux) déshonoré. Chacun se convainc qu’il ne s’est jamais trompé et qu’il a eu raison avant tous les autres. Cela s’appelle : la démocratie parlementaire. Ca aurait bien fait rigoler les Egyptiens, d’abord parce qu’ils adoraient rigoler, mais surtout parce qu’ils cultivaient une sorte de précaution, toujours éveillée contre tous les genres de précipitation et de prévention. Bref, contre tout ce qui nous rend la vie moderne si fatigante !
Je passe sur tout ce qu’on leur doit : le paradis, la vie éternelle, l’idée d’un dieu unique, ce qui n’est pas rien. Ce que je retiendrai seulement, c’est leur vision du monde : imposante, immuable et majestueuse, comme le Nil. C’est grâce à cela que les pharaons ont pu exercer leur pouvoir sans partage et pendant si longtemps. Disons : quelques millénaires, personne n’a fait mieux depuis. Et cela sans jamais craindre que leur triple A soit menacé ou que le chômage augmente ! Essayons de comprendre comment ils ont fait…
D’abord, cette vision du monde, les pharaons n’en ont jamais douté, ils ont voulu
l’imposer non seulement à tous leurs sujets mais à la postérité. Il faut croire
pour faire croire, c’est ça, le secret : la foi qui, c’est selon, ébranle les pierres ou pétrifie les montagnes! Les pyramides, au-delà de leur signification originelle, en sont l’emblème monumental. Il y a quelque chose de lumineusement « stalinien » dans la manière dont s’organise l’idéologie de la société pharaonique - ce n’est pas moi qui le dis, c’est Pascal Vernus lui-même - dont je rappelle qu’il occupe la chaire d’égyptologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes après avoir enseigné dans les universités du Caire, de Barcelone et de Yale.
Je vous explique : puisque le réel est, par définition, dissident, (si on ne veut pas être sans cesse enquiquiné), il suffit de supprimer le réel ! C'est simple, non? C’est ce tour de force (ou de passe-passe) qui ferait rêver tous les dictateurs (et même certains de nos présidents de la république...) dont les Egyptiens ont été capables pendant des siècles et des siècles. Oui, personne n’a fait mieux depuis dans l’art de fixer et de contrôler pour l’éternité les écrits, les images, les objets, les monuments. Les Egyptiens n’ont pas inventé le développement durable, ils sont tombés dedans dès l’origine. Avec cela, ils se sont débrouillés pour être irréfutables à perpétuité. Quelle sagesse ! Quel leçon pour nous qui ne songeons qu’à protester, qu’à contester, qu’à revendiquer sans fin en rêvant de changer le monde !
En matière de communication politique, nous sommes des enfants, ce sont des maîtres. La langue de bois pharaonique atteint une sorte de perfection. Car c’est bel et bien une langue de bois qu’ils utilisent pour exprimer cette vision du monde - immobile, intacte, indivisible. Pour cela, ils ont recours à toute une gamme de manipulations, de tripatouillages, de mensonges. Nous, on a la pub, l’idéologie, le marketing politique - de grossiers subterfuges ! Eux, ils en ont fait une science ! Ils ont si bien réussi que, même des milliers d’années après, ils arrivent encore à carotter les archéologues.
Non seulement ils récrivent l’histoire à leur façon, mais ils trichent carrément sur
le calcul du temps. C’est ainsi, par exemple, qu’ils attribuent 59 années de règne au pharaon Horemheb (alors qu’il n’a régné que 20 ans à peine) ! Il ne s’agit nullement d’une erreur de calcul. Ils ont tout simplement ajouté aux années de règne effectif du roi les années qui le séparent
d’Amenhotep III, dernier pharaon jugé digne à leurs yeux. Il suffisait d’y penser. C’est un peu comme si, dans l’histoire de France, on passait ndirectement de Charlemagne à Louis XIV, puis de Louis XIV au général De Gaulle ! Où est le problème? Il suffit de s'entourer de bons scribes.
Les crimes, les défaites, les transgressions graves, ce n’est pas un souci: ils sont purement et simplement passés sous silence ou alors évoqués pudiquement, avec un art accompli de l’euphémisme. Parlant de la lâcheté de ses troupes qui l’ont abandonné, dans un moment critique, Ramsès II s’indigne : « Le crime commis par mon armée et ma cavalerie est, hum !... trop grand pour être dit » ! C’est très fort. Quiconque osera rappeler ce fait piteux sera puni de mort ! C’est le rêve. Tout ce qui gêne est tu. Que les esclaves travaillent toujours plus, contrairement aux promesses, pour gagner encore moins, ça, par exemple, on n’a pas le droit de le dire. Quant aux pharaons qui n’ont pas été trop brillants, ils passent à la trappe, comme s’ils n’avaient jamais
existé. C’est le cas d’Akhénaton, de la reine Ankhkheperourê, du fantomatique et éphémère Smenkhkarê et du gentil Toutânkhamon, si cher à André Malraux.
En vérité, le véritable emblême de l’Egypte, c’est moins la pyramide que la faucille et surtout le marteau !… On pratique avec une efficacité sans pareille l’effacement, le déni, le martelage. Les Soviétiques qui faisaient disparaître des photographies les visages des dirigeants tombés en disgrâce ont-ils su qu’ils avaient eu de glorieux devanciers ? Ce qu’on pratique en Egypte, c’est : l’écrasement du nom (et, éventuellement, des épithètes et des icônes qui vont avec) de tous ceux - rois ou même divinités - dont on veut effacer jusqu’à la mémoire. Ils ne sont même pas innommables puisqu’ils n’ont jamais existé ! Le cas le plus célèbre, c’est évidemment la persécution acharnée du dieu Amon, de son nom et de tous ses symboles, décrétée par Akhénaton qui en sera victime à son tour, après sa mort.
D’une façon générale, les Egyptiens ont été des experts dans l’art d’inventer des formules lapidaires et définitives qui suppriment les vérités désagréables. Par exemple, on sait qu’un chambellan a conspiré contre Ramsès. Qu’un haut dignitaire si proche du monarque ait pu trahir, c’est inadmissible. Non, ce n’est pas inadmissible, ça n’a pas eu lieu ! Alors, dans cette affaire, on mouille un peu les dieux, on invoque le caprice divin qui échappe à l’entendement des hommes. On ne prononce même pas le nom du coupable. On l’appelle : « Celui dont Rê n’a pas permis qu’il fût
chambellan ». Le tour est joué.
Il suffit de constater que les divinités se sont détournées des hommes, ce qui explique toutes les calamités. Quand Toutânkhamon décrit les désordres qui ont suivi l’hérésie d’Akhénaton, on croirait entendre un chef de l’UMP parler de la France gouvernée par les socialistes : « La terre était dans le chaos. Les dieux se désintéressaient de ce pays. Si on envoyait une expédition à Djeh (c'est-à-dire dans la région de la Syrie et de la Palestine, déjà instables) pour élargir les frontières de l’Egypte, pas question que puisse advenir un quelconque succès. Si on priait un dieu pour lui demander conseil, pas question qu’il manifeste sa présence », etc.
La figure du pharaon est évidemment au cœur de ce dispositif symbolique crapuleux. En gros, la politique du pharaon régnant est intrinsèquement géniale. En politique intérieure, d’abord. On proclame dans une foule d’inscriptions stéréotypées que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, et sous le meilleur pharaon qui soit. Il est « celui qui assure la cohésion du pays par sa politique », « celui qui rend possible que se manifeste l’agrément de tous les dieux », etc. En politique extérieure, ensuite. La France… pardon, l’Egypte est le centre du monde, c’est à dire là où l’ordre divin est pleinement accompli. Ailleurs, il n’y a que des peuplades vouées à l’assujettissement, mais toujours promptes à s’agiter et à ne pas rembourser leurs dettes. Ah ! ces maudit Grecs ! L’Egypte a pour mission de les mater, afin d’étendre progressivement l’ordre démiurgique sous la direction du pharaon : « C’est un roi capable d’élever sa puissance à proportion
de sa force, qui rend l’Egypte victorieuse depuis qu’il a été couronné. Il n’y a aucun pays dont elle se soucie. Il n’est pas question qu’elle soit préoccupée par les pays du sud. Il n’est pas question qu’elle s’inquiète des pays du nord »…
Cela dit, ils eurent beau faire, le peuple égyptien, s’il était soumis, n’était pas entièrement muet. Il se montrait parfois circonspect devant certaines mesures comme le bouclier fiscal des grands-prêtres ou la dispense de T.V.A dont bénéficiait la corporation des embaumeurs. Aussi certains esprits frondeurs, et n’hésitait pas à railler son nom en usant de l’antiphrase et même du blasphème. Le pharaon a eu droit à ses mazarinades.Vaut pour le maître de l’Egypte ce
qu’écrivait Emile Benveniste à propos de Dieu : « Par là seulement, on peut l’atteindre, pour l’émouvoir ou le blesser : en prononçant son nom » ! On détecte même dans le courrier de certains hauts fonctionnaires une franche ironie : « Et Pharaon, Vie-Intégrité-Santé, c’est le chef de qui en définitive ? »… En fait - et c’est Pascal Vernus qui le dit -, beaucoup d’inscriptions peuvent se lire comme une forme polie de : « Cause toujours, tu m’intéresses ». Etn même : « Va te faire voir chez les Hittites, grand roi »
(*) D’après le « Dictionnaire amoureux de l’Egypte pharaonique » de
Pascal Vernus (Plon). Cette chronique a été diffusée dans l’émission «Pas la peine de crier » sur
France-Culture, le 6 décembre 2011.
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