15 décembre
Participé: à une table-ronde sur le thème: "Victor Hugo. Le créateur et la culture", le 13 décembre, au Théâtre Daniel Sorano à Vincennes (1).
J'aime Victor Hugo. Je me méfie de ses adorateurs mais je me méfie encore plus de ceux qui ne l'aiment pas. Il a beau s'éloigner, son ombre prodigieuse, sa colère et ses murmures ne nous quittent pas. Non seulement Victor Hugo échappe à l'oubli mais on s'attaque encore à lui comme s'il était vivant!
Victor Hugo, oui mais lequel? Comment ne pas se perdre parmi tant de visages et tant de costumes? Avez-vous lu "Les Burgraves"?... Il y a en lui le prophète, la jeune fille, le roi qui s'amuse, le bouffon, le monstre, le gueux, l'amant, la sorcière, le père meurtri, l'exilé, etc. Je peux encore réciter par coeur de longs passages des "Feuilles d'automne" et de "La Légende des Siècles". Je me souviens des petits billets de 500 francs naguère, les plus usuels, les plus froissés, avec son image familière de grand-père national - la barbe blanche, le front pensif -, célébrée par les maîtres de la IIIe République et sanctifié par la mémoire scolaire. Ca date un peu, je sais.
Pourtant, au-delà de tous ces masques, c'est toujours la même grosse voix qui me berce ou qui me réprimande, qui sonne l'alarme ou le tocsin, cette haleine forte, cet élan où l'on décerne l'écho des harangues des grands orateurs de la Révolution, ces frayeurs d'océan, ces fumées.
Un Romantique français - venez armé, l'endroit est désert, il n'y a dans ces parages que lui et le doux Nerval. Au vrai, plus français que romantique: une main sur le coeur, l'autre dans le corsage de la bonne... Quel homme! Quelle santé! Il est au mieux avec l'Océan, l'infini, les nuages; il a mis un bonnet rouge au dictionnaire - un bonnet rouge ou un beau nez rouge, comme un clown? Prenez ce qui est grand, vous tenez un sujet qui le concerne: Victor Hugo et Dieu, Victor Hugo et l'humanité, Shakespeare et moi...
Son "Wiliam Shakespeare" est un autoportrait déguisé. On peut se parler entre immortels, non? Il traite le bon Dieu en camarade et, à l'occasion, il n'hésite pas à lui tirer l'oreille: "Apprends l'immensité, guetteur obscur des cieux!" Il boxe dans la même catégorie que Lui, il salue ses coups: "Seigneur, ta droite est terrible!" Il n'a pas peur, il ose. (Qu'est-ce qu'un chef ? Celui qui montre qu'il n'a pas peur). Pour un peu, comme un hercule de foire se laisse tâter les biceps par une foule ébahie, il ajouterait: "Et voilà, le travail!"
Qu'il rue ou qu'il s'agenouille, Victor Hugo veut dire la vérité, et l'écrire à l'encre rouge, tout en pinçant les Muses dans le gras de la cuisse: il croit à la vérité, et il veut la dire toute, comme un enfant. Olympio est poète, comme le pommier fait des pommes et le chêne des glands. On peut en rire (puisqu'aujourd'hui, il faut rire de tout) mais sans Victor Hugo, le monde serait encore plus méchant, et la république plus bête.
Chez Victor Hugo, on trouve cette idée étrange que la culture est l'unique ressort de l'émancipation et de l'intégration. La société française est à la fois élitaire et démocratique, élective et sélective, et pas seulement héréditaire. Dans ce pays, la culture forme un lien plus solide que l'instinct grégaire, la couleur de la peau, les droits du sol ou du sang. Veut-on renoncer à cela?
C'est vrai, il cumule tous les défauts des Français quand ils subordonnent les peuples aux idées, de préférence les leurs. Il y a de l'intolérance dans notre passion pour l'humanité. Victor Hugo, comme tous les grands écrivains français, est dans la posture du moucheron qui se prend pour Dieu (ou pour Descartes) et qui, dissertant sur la condition du moucheron, rêve d'en extraire une loi éternelle afin d'en instruire tout l'univers! Les Français s'arrogent le monopole de la raison et le privilège de la clarté. La raison universelle a chez lui la force d'un préjugé national.
Vous me direz, il y a un autre Victor Hugo: proscrit, vacillant, spectral, et qui s'accointe aux ombres de la nuit. Celui-là clame: "Souvent je ris la nuit tout seul devant l'abîme!" et l'on ne rit plus. Et pourtant, même au plus bas, dans le noir, il garde une bougie à la main. Et quand il pense, c'est au grand air, sur la place publique ou dans la rue principale qui en général, en France, porte son nom. On le croit penché sur ses gouffres, il rigole dans sa barbe où persistent des lambeaux de nuit, et murmure: "Je suis un Latin, j'aime le soleil!"
Evidemment, quand il ajoute que le soleil est un "chien d'aveugle", on se demande s'il ne parle pas de lui-même.
(1) Cette table-ronde faisait partie d'un cycle de "cirqu'conférences endimanchées" organisées par Laurent Chu et "Les Arts et Mouvants" (sic) en partenariat avec la revue "Cassandre" et "L'Humanité", et la participation de Jack Ralite, Jean-François Kahn, Laure Adler, Jean-Pierre Léonardini, Jack Lang, Jean-Paul Farré, Philippe Val, Catherine Trautmann, Jean-François Marguerin, Arnaud Laster, entre autres. Laurent Chu présente "L'Homme qui rit" de Victor Hugo au Théâtre Daniel Sorano, à Vincennes, jusqu'au 20 décembre.