9 janvier
PLUS SUR COLETTE. Si je reviens sur mon blog du 4 janvier: "Au théâtre avec Colette", c'est à cause de vous! Je suis surpris, et touché, par vos réactions. Non, c'est vrai, je croyais céder à un penchant non pas honteux mais un brin suranné: les vieux ors du théâtre, l'emphase romantique, les nymphes, le drapé, la Berma de Proust, les écuyères et les clowns de Degas. Grâce à vous, je me sens moins seul. Je vais vous dire pourquoi.
Je continue de penser que Colette (1873-1954) occupe une place unique, pas seulement dans notre coeur, dans notre histoire littéraire, si cette chose-là a encore un sens. Je ne parle pas de son mythe, de l'image qu'elle laisse: l'enjôleuse du Palais-Royal, fardée en Folle de Chaillot, caressant ses fioles de parfums, avec Cocteau en arlequin sur son pouf et un petit peuple de chats. Ca, c'est Paris-Match (je ne vais pas cracher sur les mythologies)!
Je crois surtout son cas exemplaire. Qu'est-ce qu'un cas? C'est ce qui tombe, mais d'où tombe-t-elle? La singularité de son écriture, de sa vision, si aiguë, si pleinement subjective, n'est pas donnée; elle a été conquise au cours d'une longue vie de travail et d'observation. Colette a longtemps utilisé un masque (qui a sans doute contribué à l'affranchir de certaines timidités ); elle signa d'abord "ses" livres sous le nom d'un autre: "Willy".Ce n'est qu'à l'âge de 50 ans qu'elle osa enfin s'appeler: Colette! (Son prénom usuel, c'était: Gabrielle; son vrai prénom, c'était Sidonie-Gabrielle, mais Sidonie, c'était celui de sa mère, alors...)
Je crois aussi que la rupture avec son premier mari, Henry Gauthier-Villars, alias Willy (et c'est lui qui la quitte), la rend libre d'assumer sa pauvreté, son chagrin, ses goûts, et bientôt la joie d'écrire, de vaquer dans son jardin, de pincer la belle Missy dans le gras de la cuisse et de susciter un scandale. Cette séparation providentielle la dispose à devenir un écrivain, en son nom propre.
Ensuite, son oeuvre, qui épouse les courbes d'une vie, est une école de liberté. Je crois qu'avant Simone de Beauvoir - mieux qu'elle peut-être, et même si cela fut inaperçu - Colette a sans fracas réussi à imposer un nouveau regard sur les choses: celui d'une femme, d'une amoureuse, qui était aussi jusqu'aux bout des ongles un écrivain. En écrivant à partir de soi, elle a pris le risque du narcissisme sans doute. Bah! on a fait bien pire depuis! Elle a su faire son nid avec art, comme une pie, disposant de la vieille grammaire de la IIIe République, là usant plutôt de son instinct, rendant chaque phrase plus bizarre, plus légère, plus moderne, avec un goût de pomme volée dans le jardin du curé ou dans la bibliothèque de maman et un fumet d'opium. A faire tousser le vieux Littré contraint de reconnaître que, grammaticalement, il n'y a rien à redire, et que son lexique affiche une belle opulence.
Lisez-la Vous pouvez commencer par où vous voulez, pourquoi pas "Dialogues de bêtes" ou "Le Pur et l'Impur"? Peu importe. Et voyez comment elle a endiablé ce francais de couvent où prospèrent la litote et l'imparfait du subjonctif, elle y a mis du poivre et du blanc d'Espagne: elle en a fait un style inouï, précis et foisonnant, encore un peu boutonné mais subversif, comme un canif caché dans la soie. J'aime quand elle dit simplement: "Tous les spectacles suscitent un devoir identique, qui n'est peut-être qu'une tentation: écrire, dépeindre". Ca doit être ça, une vocation.
En plus, quel toupet! elle se fiche totalement de l'Histoire.