11 septembre
"Satie en liberté", textes et musique interprétés par Madeleine Malraux (piano) et François Marthouret, aux Bouffes du Nord.
C'est le misanthrope le plus plaisant qui soit. Pas comme Rousseau, épris de vertu, brouillé avec le genre humain, la larme à l'oeil, oscillant entre sa douleur et ses rêveries. Pas comme Léautaud, bavard et franc jusqu'au cynisme, toujours prêt à se nuire, à se diffamer, le vieux satyre, comme s'il tenait dans ses pattes de chouette un miroir. Satie, lui, est toujours poli, léger, de bonne humeur, même quand il feint d'être grincheux.
C'est un fauteur de troubles, un provocateur: "Messieurs, celui qui n'aime pas Wagner n'aime pas la France!" Bohême, oui, tendance satirique et grammaticale. Quoi qu'il arrive, Satie préfère en rire. Et s'il s'émeut, vite, il se tord, il s'esclaffe, il évite le style niais sachant que la sensibilité n'est pas une excuse.
Ce trublion avait le culte de l'amitié, comme un ancien. Il fut l'ami de Debussy, son dieu, et aussi de Jarry, Cocteau, Picasso, ce qui n'empêche pas les coups de bâton, pan! sur le museau, au contraire. Artiste? Il se récrie, il se rengorge: "Laissons cette dénomination reluisante aux coiffeurs et aux pédicures". "Esotérik Satie", comme l'appelait Alphonse Allais (car il a fréquenté le mage Péladan et connu une phase mystique dans sa jeunesse) mais quand il dit: "Le public adore l'ennui, pour lui l'ennui est mystérieux et profond", on comprend qu'il s'en est vite guéri.
Ce qu'on oublie souvent, c'est que cet exquis musicien, qui a parfait son art dans les cabarets de Montmartre, au Char Noir ou à l'Auberge du Clou, plutôt qu'au conservatoire, est aussi un maître du nonsense à l'anglaise. Il adore les animaux, son préféré, c'est le homard. Vialatte qui a un faible pour le colin froid mayonnaise est son émule.
François Marthouret semble enchanté de cette brève incursion dans les parages de l'absurde: "Je suis né à Honfleur en 1866, comme tout le monde"... Farceur, va! le comédien semble improviser, le nez au vent, sûr de ses moyens, attentif à sa partenaire qui le suit des yeux. Ils sont chat et souris, on ne sait qui accompagne l'autre, ils jouent.
Merveilleuse Madeleine Malraux qui, à 96 ans, radieuse, fraîche comme une première cerise a de l'humour dans son phrasé, de la diablerie dans les doigts. Entre deux morceaux de Satie ("Gnossiennes" n°1 et n°3, "Gymnopédies" n°1 et n°2 ou la délicieuse valse dite "Je te veux"), elle intercale un minuetto de Stravinsky, un paysage de Prokofiev ou une bagatelle de Beethoven. Et soudain, elle se hisse, un cran plus haut, imposant une soudaine ferveur dans le Prélude n°1 de Chostakovitch.
Satie, au piano, a le sens de la ponctuation. Des virgules sublimes. Des points de suspension qui retombent comme des jets de cailloux, comme des cascatelles. Il est capable d'ampleur, sans jamais être solennel, sauf par une vague soudaine, par surprise, par effraction. Il y a dans son arsenal sonore des ressacs, des gouttes de pluie, des ondes de mélancolie et, par en-dessous, invinciblement, de la joie. On peut lire, écouter certaines de ses oeuvres comme autant de clins d'oeil à l'impressionnisme de Debussy.
Et Debussy, c'est le plus grand, non? D'accord, Stravinsky, n'est pas mal non plus - écoutez le final de "L'Oiseau de feu" et dites-moi si la musique des grands films d'Hollywood ne lui doit pas tout.
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