25 mars
Après le "Dictionnaire amoureux de l'Inde", Jean-Claude CARRIERE publie le "Dictionnaire amoureux du Mexique" (Plon). Une bonne façon de se mettre dans le bain à la veille du prochain Salon du Livre de Paris (13-18 mars), consacré cette année aux écrivains mexicains.
Jean-Claude Carrière a découvert le Mexique en 1964 (il avait un peu plus de 32 ans), avec le cinéaste Louis Malle. Ni l'un ni l'autre ne connaissent le pays: ils visitent Teotihuacan et le Musée d'anthropologie de Mexico, qui vient d'ouvrir ses portes; ils sont troublés, fascinés par l'ampleur des vestiges, mais ils se sentent égarés dans la civilisation précolombienne, comme sur Mars: "Cette terre humaine, tout au moins pour les longues époques qui précèdent la conquête espagnole, n'était pas la nôtre".
Européens, ils se sentent obscurément héritiers de Babylone et de l'Egypte, fils de la Grèce et de Rome; ils ont quelques lueurs sur l'Inde, le Japon, la Chine. Des Mayas et des Aztèques, ils ne connaissent guère que le nom. Avaient-ils au moins lu "Tintin et le Temple du Soleil" qui a vulgarisé, pendant plusieurs générations, la vision populaire, sanglante et sacrificielle, des Aztèques systématiquement propagée par les premiers conquistadors? Quant aux Totonèques, aux Toltèques, aux Chichimèques, aux Olmèques, que dalle! Celle des tombeaux.
Carrière se souvient qu'il s'est senti si honteux, si coupable, de son ignorance, qu'à son retour il s'est mis à lire sur le sujet tout ce qui lui tombait sous la main. Par la suite, il a appris l'espagnol, il est revenu au Mexique chaque année, le plus souvent pour travailler avec Luis Bunuel, qui avait acquis la nationalité mexicaine. Et surtout, il a "beaucoup regardé, écouté, respiré" en s'étonnant qu'on ait si longtemps ignoré la tomate, la fraise, le haricot, la vanille, le chocolat et la pomme de terre. Il lui a fallu du temps pour comprendre que "ces barbares, dont nous avons voulu détruire jusqu'à la mémoire, jusqu'à la trace, étaient, même s'ils avaient emprunté d'autres chemins vers l'existence et vers la mort, des femmes et des hommes comme nous".
"Nos semblables, disait Bartolomé de Las Casas, nos frères indiens... Je me reconnais en eux". Et pourtant, la force d'étrangeté, la magie, l'effroi qu'ils suscitent, demeurent intacts: avec eux, il s'agit moins de reconquérir un langage perdu que de consentir à une altérité radicale, souvent menaçante, dans un enchevêtrement de forêts et de peuples. Epaves d'or qu'on arrache à la nuit des temps, idoles au sourire opaque, colosses ensevelis sous un amas de ronces et de mousses, dieux à plumes mutilés et sublimes, plus larges d'ailes et de bec de se croire sauvés, et qui nous regardent sans nous voir, tout étonnés d'être nus, ruisselants de terre et de sang séché. Ils ont existé avant l'histoire et sans nous. Ils ont conservé leur secret.
Ce qui frappe Carrière, dans le Mexique actuel, c'est que, malgré toutes les secousses, le monde antique a résisté. On assiste même à une sorte de renaissance de l'indianisme; il y a des concours de poésie en nahuatl, la langue des Aztèques, parlée aujourd'hui par un million de Mexicains; les anciens dieux que l'on croyait morts et enterrés ressuscitent tandis que persistent des incantations et des rites animistes ancestraux, sous-jacents au catholicisme proclamé, flamboyant, baroque. "Les unique créations vraiment originales de l'Amérique - les Etats-Unis inclus - sont précolombiennes", dira fièrement Octavio Paz, en plissant les yeux comme un démon inca.
Première entrée: Acapulco. "Ce dictionnaire commence mal: je n'ai jamais mis les pieds à Acapulco", avoue l'auteur. En revanche, en 45 années de séjours et de voyages, il a fait provision de souvenirs et d'anecdotes, dîné en compagnie d'un loup dans le Yucatan, visité la maison bleue de Frida Kahlo à Coyoacan, caressé des xoloitzcuintles (chiens de terre cuite), dansé sur le Popocatepelt en récitant du Malcolm Lowry, déambulé dans les avenues très bobos de Tepoztlan, décor du "Don Quichotte" inachevé d'Orson Welles, et bu du pulque en l'honneur du dieu Tepoztecatl.
Carrière est surtout sensible à l'humour mexicain, qui ravissait Bunuel et qui s'exprime parfois dans les inscriptions sur les tombes. Exemples: "Ahora estas con el Senor. Senor, cuidado con la cartera" ("Tu es maintenant avec le Seigneur. Seigneur, fais attention à ton portefeuille". Ou encore: "Aqui descansa mi querida esposa Brujilda Jalamonte. Senor, recibela con la misma alegria con la que yo te la mando" ("Ici repose mon épouse chérie... Seigneur, reçois-la avec la même joie que je mets à te l'envoyer").
Au Mexique, peut-être mieux qu'ailleurs, on en apprend autant dans les cimetières que dans les musées. La seule règle, si l'on veut entrevoir l'âme d'un peuple sous le folklore, sous les moustaches et sous le sombrero, c'est de prendre son temps, de siroter une tequilita avec le fossoyeur en caressant le crâne d'un ancien bouffon.