9 février
LU: "Un Juif pour l'exemple" de Jacques CHESSEX (Grasset).
Faut-il présenter Jacques Chessex, le fils de "L'Ogre", premier helvète à recevoir le Prix Goncourt, en 1973? Belle tête un peu lourde d'avoir trop rêvé, oeil bleu de guetteur mélancolique blessé par la lumière, moustache celte à la Flaubert (et la passion du style qui va avec). Il se simplifie à chaque nouveau livre, Chessex, comme si, depuis la mort de sa mère, il s'était affranchi de ses pudeurs calvinistes et délesté de ses scrupules, comme s'il avait acquis une sorte de sincérité supérieure, longtemps mûrie dans l'intimité de ses nuits, dans la solitude de ses petits carnets noirs où à certaines heures il griffonne un poème en insultant Dieu - son gueuloir théologique.
Soyez certain que, s'il place en exergue, une phrase des "Lamentations" (III, 1-3), ce n'est pas seulement pour faire joli: "Je suis l'homme qui a connu la douleur et que le Seigneur a frappé dans son courroux. Dieu m'a entraîné, il m'a fait marcher dans les ténèbres. Et non dans la lumière. C'est sur moi seul qu'il lève la main et c'est sur moi qu'il frappe tous les jours". Chessex, écrivain à succès, est aussi cet homme qui ploie, trébuche, se relève, avec un sourire béat, même si son esprit se révolte; il est celui qui doute de l'homme et qui veut croire en Dieu. Il hurle en douceur sa compassion sèche envers les monstres. Il est le greffier de tous les sévices, de toutes les infamies.
Installé à Ropraz, faubourg de Payerne, dans le Haut-Jorat, Chessex nous parle depuis longtemps d'un pays de neiges, de loups et de sorcières - le sien. Noire beauté et filiation secrètement gothique d'une contrée insoumise et rude avec les Carpates. Rumeurs, rancunes, superstitions, vampires. C'est son paysage, son sol, sa mémoire - elle est empoisonnée.
Nous sommes en 1942 (Chessex a huit ans), à Payerne, un gros bourg vaudois où dorment, sous de pieuses enseignes, des virtualités scélérates. Chessex semble connaître les âmes des paroissiens, comme s'il les avait confessés toute sa vie. On appelle les Payernois les "cochons rouges" à cause de leur teint rose - les cochonailles ont fait la fortune de la ville. "Cependant les courants opaques circulent et se cachent sous la certitude et le commerce" annonce-t-il. Dès les premières pages, on frissonne, on s'attend au pire. Si la Suisse est fière d'être inviolable (Hitler ne s'y hasardera pas), la légation d'Allemagne installée à Berne complote, endoctrine, recrute. Le mal court.
Le journal "La Nation", organe de la Ligue Vaudoise, attise la haine contre les Juifs d'Avenches et de Donatyre, les accusant d'être des profiteurs de guerre. Le pasteur Lugrin, un antisémite forcené, prêche dans les arrière-salles des cafés de Payerne devant des petits paysans ruinés et des chômeurs; il vitupère contre "l'Internationale youpine" et désigne les têtes. Parmi ses émules, Fernand Ischi appelé le "gauleiter", les frères Marmier et quelques crétins subsidiaires: ils décident d'assassiner un Juif pour l'exemple. Ce sera Arthur Bloch, un marchand de bestiaux juif et bernois, bien connu dans la région. Chessex ne nous épargne aucun détail de son supplice: c'est une atrocité.
Les criminels furent tous condamnés à de lourdes peines de prison à vie, tous sauf un: le pasteur Lugrin qui réussit à s'enfuir avec la complicité des services diplomatiques du Reich. Des années après, en 1964, Chessex rencontre Lugrin dans un café: le pasteur hitlérien est resté un fanatique, froid, intact, impénitent. "Je n'attendais rien de la rencontre, écrit Chessex, le hasard seul m'a mis en présence de ce fou. Je prends place à une autre table sans détacher mes yeux du personnage qui commence à agir sur moi comme un aimant malfaisant. Et tout à coup je le sais: il y a une perversion pure, salement pure, incandescente sur ses ruines, qui relève de la damnation". Ne l'a-t-il pas toujours su? Cette fraternité avec le Mal qui est en lui, qui est en Dieu même, est-ce encore de l'amour?
"Je raconte une histoire immonde et j'ai honte d'en écrire le moindre mot", avoue Chessex; il songe avec effroi à cette sentence de Vladimir Jankélévitch: "La responsabilité inouïe qui est la nôtre, d'avoir une âme qui nous survit dans l'éternité". Il ne prie pas, il gémit: "Aie pitié, Seigneur, de nos crimes. Seigneur, aie pitié de nous". C'est sa conclusion. Il y a plusieurs façons de dire: "nous". Celle de Chessex n'est pas rhétorique: il se mouille, il se compromet avec nos salissures, il trempe ses doigts dans la mémoire perpétuelle de nos crimes, comme une sainte baise les plaies d'un gueux. Il voudrait comprendre, il ne sait qu'aimer. Avec cela, comme tout bon écrivain, malgré ses affres, il n'est pas entièrement dupe de ses penchants ni dénué d'un soupçon d'ironie.
BEFFROI DE BETHUNE
Le livre des riches heures
Que le bourreau écrit
Vaut pour son pesant d'ordure
Que les éboueurs promènent
Le long de voyages
Que peu souhaitent emprunter
Sous les lambris des palaces
Où se meuvent en cortèges
Au corbillard sympathique
Des processions mémorielles
Aux relents putrides
Dont le vent se moque gaiement
Rédigé par : gmc | 09/02/2009 à 04:04
http://www.youtube.com/watch?v=CZU6ZvHAm8o
Rédigé par : Alistrid | 09/02/2009 à 06:18
Touchée au plus profond de moi par ce livre pour lequel j'ai fait un petit billet, je partage totalement votre analyse et merci pour la citation de Jankelevitch que je ne connaissais pas
Rédigé par : Dominique | 09/02/2009 à 07:13
J'avais quelques craintes, il y a quelque années à lire Chessex et puis je me suis lancée à la poursuite de toutes les hantises de l'écrivain. Il peint le monde avec une affectation d'impartialité, d'insensibilité,un détachement proche de l'exercice de la vengeance,il parle du mal à notre place.
"Le Vampire de Ropraz"(dont l'histoire se déroule en 1903)est un ouvrage à l'atmosphère intemporelle dont les faits pourraient se situer à notre époque, la communauté avec son cortège d'hypocrisies, sa concupiscence, sa perception étriquée, l'étranger perçu comme mauvais, voire comme le diable.
"J'aime le simple sous lequel bougent toutes les complexités, le secret le plus opaque, tous les possibles, la fureur, le vertigineux scandale de l'existence du rien."
Mais il y a sa poésie aussi, plus fugitive, qui apporte une clarté dissipant momentanément le Mal:
"Mon amour tu es là/Comme un feuillage clair sur la page/Et je n'ai jamais rien reçu/De plus précieux que ce pouvoir/De te comparer à la vie.
(Le Sosie d'un Saint, livre fort aussi).
Rédigé par : Anne B | 09/02/2009 à 08:32
Merci pour ce bel éloge d'un auteur talentueux, hors mode et hors temps, à l'écriture exigeante, et merci pour cette présentation d'un ouvrage qui doit en effet être poignant et cruel par l'image qu'il semble donner de la duplicité humaine, de la dualité de notre âme toujours encline à faire la mal, ou sinon à la faire, tout du moins à l'observer avec fascination. Parce que sans ombre il ne peut y avoir de lumière.
Rédigé par : Franck Bellucci | 09/02/2009 à 09:27
A lire votre billet, à propos de Chessex, après avoir lu "L'Ogre", mais sans avoir lu "Un juif pour l'exemple", je me suis mis à penser au climat et à l'ambiance du "Rapport de Brodeck" de Philippe Claudel. Ce livre m'avait bouleversé ; votre billet me donne très envie de lire ce dernier Chessex. Merci F.F !
Rédigé par : Jean-Louis B. | 09/02/2009 à 10:57
En repensant à "Un Juif pour l'exemple"(que je n'ai pas encore lu)et qui je suppose explore à nouveau la noirceur de l'âme humaine, je me demande comment l'écrivain peut survivre à tout ce mal, tous ces(ses) démons qu'il extirpe mot après mot,ligne après ligne ("l'ogre", "Les yeux jaunes" ...).Cette inclinaison à l'obscur est-elle libératrice,comment s'en sort-il
à force d'errance à travers toute cette horreur ?
Possède t-il deux langues: la poésie des "tripes", et la poésie du coeur ?
Rédigé par : Anne B | 09/02/2009 à 12:51
Un petit poème :
J'accepte les jeux de mots
Je n'accepte pas les moqueries
J'accepte le désordre
Je n'accepte pas le nihilisme
J'accepte le silence
Je n'accepte pas le mutisme
J'accepte la pluie
Je n'accepte pas la tornade
J'accepte les compliments
Je n'accepte pas la flagornerie
J'accepte de rire de tout
Je n'accepte pas avec n'importe qui
J'accepte de me soumettre
Je n'accepte pas la souffrance
J'accepte de dominer
Je n'accepte pas de faire mal
J'accepte l'ivresse
Je n'accepte pas l'alcoolisme
J'accepte de rêver
Je n'accepte pas le délire
J'accepte les petits
Je n'accepte pas la bassesse
J'accepte les grands
Je n'accepte pas la mégalomanie
J'accepte ma naissance
Je n'accepte pas le temps qui passe
J'accepte ma mort
Je n'accepte pas l'existence d'un au-delà
Ororea
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Rédigé par : ororea | 09/02/2009 à 17:21
Chessex, je n'ai pas encore lu. Mais j'avais noté, dans l'un de mes trop nombreux carnets, d'acheter "Pardon Mère". Cette relation mère-fils, tout à la fois fusionnelle, pudique et mystérieuse. Une relation qui souvent interpelle, et toujours nous émeut.
A la lecture de votre billet, il apparaît que la justesse de ses mots a pour allié la plus remarquable des sincérités.
La découverte de Chessex devient donc beaucoup plus pressante.
Et au motif de me laisser influencer, pour une fois de bonne grâce, j'achèterai aussi "Un Juif pour l'exemple".
Rédigé par : Anne Burroni | 09/02/2009 à 18:18
"il se mouille, il se compromet avec nos salissures, il trempe ses doigts dans la mémoire perpétuelle de nos crimes, comme une sainte baise les plaies d'un gueux. Il voudrait comprendre, il ne sait qu'aimer."
Si on on étudie le champ sémantique (mouille, trempe ses doits, baise, aimer, etc), on imagine que l'auteur n'est pas vif que du pouce (voir commentaire d'hier)
Rédigé par : ororea | 09/02/2009 à 21:19
Mail envoyé ! ;-)
Rédigé par : Claire Ogie | 10/02/2009 à 11:40
Magnifique hommage...Tiens en 42 je naissais ce qu'on pourrait dire...du bon côté...mais pour la question juive je n'ai pas, a posteriori, toujours été fière d'être suisse.
Rédigé par : Sylvaine | 11/02/2009 à 11:28
"(...)il n'est pas entièrement dupe de ses penchants ni dénué d'un soupçon d'ironie."
Oui, j'aime aussi cet aspect chez Jacques Chessex. Et c'est à vous, Fredric Ferney, que je dois cette rencontre littéraire, car avant que vous ne le receviez sur "le bateau livre" pour "le vampire de Ropraz" je ne le connaissais pas.
Rédigé par : Marc | 20/02/2009 à 22:27
Bonjour, je ne connaissais pas du tout cet auteur. J'ai trouvé le roman/récit bien en évidence dans une librairie. Je l'ai acheté et lu. C'est remarquable. Il n'y a pas un mot de trop. C'est un crime impardonnable guidé par la bêtise et l'ignorance. Je le recommande (billet du 09/02/09)
Rédigé par : dasola | 12/03/2009 à 16:19
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Rédigé par : vleqeswqeiv | 21/07/2013 à 16:22