19 février
VU: "La Dispute" de Marivaux (Vieux-Colombier).
Où sommes-nous? Et quel est cet étrange séjour? Dès les premiers mots de "La Dispute", on frémit avec la belle Hermiane que le Prince attire dans un désert: "Où allons-nous, seigneur? Voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n'y annonce la fête que vous m'avez promise". L'élégance altière de la comédienne Marie-Sophie Ferdane (Hermiane), le timbre de sa voix un peu lasse et ennuyée, ne font qu'aggraver notre funeste pressentiment.
A cet incipit, le metteur en scène, Muriel Mayette, a ajouté un prologue dans l'allure d'une joute galante qui fait bouillir la dispute entre les deux sexes (avec notamment des extraits de "La Seconde Surprise de l'Amour") - à l'instar de Patrice Chéreau qui monta la pièce en 1974. Comme si "La Dispute", si brève, si palpitante, contenait la réponse à une interrogation qui traverse tout le théâtre de Marivaux. L'argument en est indécidable; la controverse entre Hermiane et le Prince naît d'une question métaphysique: quelle est la vérité de l'amour? Qui détient la primauté de l'inconstance? Qui de l'homme ou de la femme a trahi l'autre le premier?
On frémit derechef quand le Prince annonce: "C'est la nature même que nous allons interroger". Thierry Hancisse prête à son personnage une fureur animale qu'il feint de réprimer et qui transpire sous sa rhingrave de soie et ses poignets de dentelle. Elle est la Belle, il est la Bête. Ciel! A quelle expérience sommes-nous donc conviés? De quel affreux processus va-t-on faire un spectacle?
Il y a, chez ce Marivaux-là, un climat d'utopie qui s'accointe à nos pires cauchemars, comme si l'anodin cabinet de curiosités des Lumières préfigurait l'antichambre du Dr. Mengele. J'exagère bien sûr mais nul ne peut nier que l'effroi nous gagne. On sent bien que Muriel Mayette a en tête des horreurs plus modernes, "Salo ou les Cent Vingt Jours de Sodome" de Pasolini ou "Sa Majesté des Mouches" de Peter Brook, et que la vraie question posée par Marivaux, c'est: d'où vient le Mal? "Le Mal, c'est ce qui est toujours déjà là", dit Ricoeur. On l'a souvent dit, c'est la pièce la plus métaphysique de ce théâtre métaphysique, et peut-être la plus noire.
Voilà toute l'histoire. Quatre enfants, deux garçons et deux filles, furent élevés séparément dans la forêt, à l'écart du monde. "On va donc pour la première fois leur laisser la liberté de sortir de leur enceinte et de se connaître, continue le Prince; on leur a appris la langue que nous parlons; on peut regarder le commerce qu'ils vont avoir ensemble comme le premier âge du monde; les premières amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera". Nous sommes perdus au milieu d'une forêt. Aucune vie ne semble possible en dehors de cette expérience dont nous sommes les voyeurs; les enfants sauvages sont des cobayes soumis à un caprice violent, personnel, aristocratique. On se dit: "Non, ce n'est pas possible, ça ne tient pas debout, c'est une fiction." Peine perdue! C'est une affaire de regards, on est fasciné.
Le sujet, chez Marivaux, c'est toujours la surprise de l'amour. La comédienne Anne Kessler (qui joue Eglé) est suprême à ce jeu-là: elle s'étonne, elle tremble, avec une candeur qui semble être l'essence même de la coquetterie. Irrésistible! Il y a, dans la pièce, je le redis, une sauvagerie inouïe que le langage de la comédie ne parvient pas à masquer et pourtant l'on rit, comme si on mettait le doigt sur le ressort du joujou humain.
La nature, miroir et abîme, n'est pas une instance maternelle: c'est le trou noir où Marivaux voit se dissoudre la seule vérité qui lui importe, celle des sentiments vrais et sincères. Les créatures infortunées qui s'embarquent pour Cythère ont beau osciller entre les pulsions et la pudeur, ce sont des êtres sans passé, sans mémoire. Des âmes perdues. Des monstres. L'exquis Marivaux ne fait que disséquer la capacité des hommes à se détruire dans le langage de l'amour et de la guerre - c'est le même. C'est cela, toute la comédie.