30 avril
Reçu: "Oeuvres" de CALVIN, édition établie par Francis HIGMAN et Bernard ROUSSEL (La Pléiade, Gallimard).
Il court sur Jean Cauvin (en latin, Calvinus) un renom de doctrine, d'intolérance froide et de secte. L'indulgence n'est pas son fort. Un puritain? Oui, comme Jean-Jacques, comme Robespierre, ses fils. La fine lame de la guillotine a été chauffée, rougie au feu de la prédication et de l'anathème avant de l'être par le sang. Terrreur et vertu, beau sujet! Variante: Réforme et Révolution, développez, dans deux heures je ramasse!
On sait moins, faute de l'avoir lu, que c'est un des grands prosateurs français de la Renaissance. Je découvre, à côté du théologien et du trublion austère, instigateur de l'un des deux principaux courants de la Réforme, un écrivain doué pour l'ironie et la satire. Un pamphlétaire qui sait d'un mot, d'un trait, ridiculiser son adversaire et vous l'embroche comme une perdrix. Pas si charitable, Calvin! Par endroits, il semble devancer Mauriac, rougissant en douce d'aimer tant les huîtres, grave péché, et d'être si méchant, ce qui n'est pas si grave, n'est-ce pas, mon père? Devant Calvin, Bossuet lui-même qui le combat et qui n'admire personne, s'incline, bluffé par la puissance de son verbe.
Il faut lire, par exemple, son "Avertissement sur les reliques" : il les appelle des "rogatons", des "fariboles", et semble moins s'amuser à flétrir ceux qui s'adonnent à ce commerce idolâtre, "foire vilaine et déshonnête", qu'à se moquer de la crédulité travestie en dévotion dans le coeur nombreux des imbéciles. Si on en faisait le compte, plaide-t-il, on découvrirait que les martyrs et les saints étaient pourvus de plusieurs corps, que la sainte Croix était haute comme une tour, et l'infortunée Vierge Marie, une géante!
Dans une ville qu'il ne nomme pas - il s'agit de Genève - on a longtemps baisé et adoré un "bras de saint Antoine" et "de la cervelle de Saint Pierre" (sic) avant de s'apercevoir qu'il s'agissait respectivement d'un os de cerf et d'une pierre ponce - il dit joliment une "pierre d'éponge". Quant au sang du Christ conservé dans moult fioles, quant au prépuce pluriel d'icelui, quant au linceul avec lequel il "torcha" les pieds des apôtres et qui porte l'empreinte du pas de Judas, n'en parlons plus, cela le fait hurler de rire.
Né en 1509, dans la bonne ville de Noyon, mort à Genève en 1564 (l'année où Shakespeare vient au monde), Calvin est du siècle de Ronsard et Montaigne: un vent aimable d'Italie souffle sur l'Europe; le livre commence à ressembler à un livre - relié, imprimé en caractères romains ou en italiques, et non plus en gothiques, en même temps que le français commence à trouver sa forme moderne. Avant de se tourner vers l'Eglise - sa "conversion" date de 1533-34 - Calvin a d'abord mené une carrière de juriste et de lettré; il a étudié les langues classiques, le grec, l'hébreu et bien sûr le latin, langue dans laquelle il a publié un commentaire du "De Clementia" de Sénèque.
Devenu "pasteur en l'Eglise de Genève", Calvin n'est plus seulement un érudit qui s'adresse à des doctes: il doit simplifier son discours et être compris de tous les fidèles. C'est donc en français qu'il va vouloir écrire le meilleur de son oeuvre. La divine surprise, c'est qu'il écrit une langue d'humaniste fraîche, imagée, vivante. J'ai parlé de Bossuet: nul n'est plus hardi et plus heureux dans le choix de ses verbes, nul n'est plus maître de soi. Bossuet dit ce qu'il veut: "Il part puissamment du silence, comme le dit si bien Valéry, anime peu à peu, enfle, élève, organise sa phrase, qui parfois s'édifie en voûte, se soutient de propositions latérales distribuées à merveille autour de l'instant, se déclare et repousse ses incidentes qu'elle surmonte pour toucher enfin à sa clé, et redescendre après des prodiges de subordination et d'équilibre jusqu'au terme certain et à la résolution complète de ses forces". Ouf!
Bossuet procède par constructions, il mise sur l'attente qu'il crée; Calvin est plus simple et plus moderne: il suscite des accidents, des rebonds, il s'interrompt, il zappe; il spécule sur la surprise. Il dispose lui aussi d'une arme redoutable, l'écriture, sans laquelle son influence eût été moindre mais il ne connaît ni l'enflure ni la complication ni la lourdeur; il ne se prend pas pour Hercule. Quand Bossuet tonne comme Zeus, et fait ployer la syntaxe, Calvin sourit, se joue des obstacles, vole, frétille, comme un lièvre ou une carpe.
Il y a là quelque chose de "neuf" qui a stupéfié ses contemporains et qui, étrangement, subsiste. Ses amis, ses rivaux mêmes, reconnaissent qu'il sait embellir ce qu'il touche, et que dès lors il est inutile de revenir sur ses brisées. "Voilà comment ce Goliath défie et a défié toute l'Eglise catholique..., d'un style éloquent et admirable, que bien peu qui l'oient, ou lisent ses livres, lesquels il ne gagne ou ébranle", avoue un adversaire, René Benoist, docteur en théologie de l'Université de Paris et farouche opposant de Calvin. Un autre, Du Perron, bon catholique, pleurant de rage, s'indigne (dans son "Oraison funèbre sur la mort de Monsieur de Ronsard"): "Or est-ce la coutume des hérétiques au commencement d'emmieller leur doctrine avec les charmes et les délices du langage, à fin d'allécher le simple peuple par ce moyen, et faire couler plus facilement leur venin"?
Dans leur Introduction, Francis Higman et Bernard Roussel notent qu' "aucun exposé théorique, aucune grammaire, n'aidait alors l'écrivain dans la construction de sa phrase". Calvin innove, invente, et il fanfaronne: "Je m'étudie à disposer par ordre ce que je dis, afin d'en donner plus claire et facile intelligence". Il excelle dans l'énumération comique; il ne craint ni l'humour, ni l'argot, ni le bon sens. C'est un séducteur, un vil suborneur, il ne faut pas le lire!