5 avril
Relu un peu (et même beaucoup) de SIMENON: "Romans américains", présentés par Michel Carly, 2 vol. (Omnibus) et "Pedigree et autres romans", édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis (La Pléiade, Gallimard).
Parmi les crépusculaires, avant Echenoz et Modiano, il y avait, il y a toujours: Georges Simenon - c'est lui, le chef de famille, le précurseur, l'ancêtre. C'est un écrivain fécond, oh combien! habité, tenace, mélancolique, soucieux du détail, scrupuleux dans ses émois, parfois brutal, enclin à traduire ce qu'il entend ou ce qu'il imagine plutôt que ce qu'il voit. Et pourtant, il semble moins inventer qu'observer ce qui doit infailliblement advenir, obéissant malgré lui à d'obscures sommations, et capable en douce d'annexer les lueurs du réel à la courbe fatale de ses penchants, entre chien et loup. C'est le Balzac du pauvre dans un temps déjà dénué d'illusions.
S'il peut sembler ici ou là désuet, boutonné, voire puritain, il ne faut pas s'y fier: il y a je ne sais quoi d'inassouvi, de compulsif, de vénéneux, qui couve ou qui rôde dans les rues, sous les crânes ou sous les napperons bourgeois, et jusque dans sa façon de peindre les nuages comme du sang frais. Nul mieux que lui n'exprime les sueurs rentrées, l'odeur, la rage qui s'empare d'un faible offensé, et l'écoeurement paisible qui en découle. Gide et Henry Miller le considéraient comme l'un des plus grands. Moins puissant que Céline (mais moins salissant que lui), pas moins ambigu que Marcel Aymé, qui explore le même fond poisseux d'humanité, il me paraît aujourd'hui plus proche qu'eux, plus moderne, et infiniment moins louche.
C'est Mac Orlan, je crois, qui parlait du "fantastique social": c'est exactement ça. Simenon excelle à décrire l'humain dans la banalité, dans la grisaille, (sauf la femme qu'il exhausse parfois en Parque lascive et criminelle), en alliant l'épique et l'intime, et en transcendant les stéréotypes. Il n'y a pas toujours un crime - ce n'est pas forcément un roman policier et il arrive dans son oeuvre que Maigret s'absente - mais il y a toujours une enquête, une faille insoupçonnée et une provision d'effroi dans les parages. Les ombres dansent, les flaques d'eau stagnent, les quais sont noyés de brume: c'est le décor qui rêve à notre place, en Vendée comme dans le Connecticut. Avec cela, pas de répit, pas de salut: dès la première page, il vous hèle, il vous tire par la manche et vous entraîne dans sa chute; il fabrique ses romans comme des horloges dont l'aiguille des heures trotte inexorablement vers des gouffres insondables.
Les gens de peu, petits-bourgeois, employés, commerçants, suscitent sa tendresse et sa pitié. J'ai souvent songé, en le relisant, à un romancier russe du XIXe siècle: ses personnages ressemblent à des âmes mortes qui errent dans un arrière-monde où le bonheur n'est qu'une ombre. Nimier a parlé de Simenon comme d'un "Eugène Sue désespéré": oui, Simenon est plus proche du peuple et beaucoup plus désespéré que Sartre ou Mauriac qui pètent le feu, malgré qu'il en aient.
Il y a aussi Simenon, l'Américain. En 1944-45, à la Libération, on lui reproche sa "neutralité bienveillante" envers les Allemands: Simenon avait notamment cédé en 1942 les droits de "Maigret" à la Continental! Après une mesure d'internement administratif de quelques mois, il sera blanchi mais préférera s'exiler aux Etats-Unis. Ce qui excitera Brecht ou Claudel, c'est le jazz, la boxe, la pègre. Lui, c'est un promeneur, il se fait cow-boy (encore un rêve d'enfant), il se régénère dans lla mélancolie des grands espaces, à la faveur d'un périple de 5 000 kms du nord au sud. Il faut relire, dans la période américaine, "Trois chambres à Manhattan", "La mort de Belle" ou encore "Feux rouges", trois romans de belle cuvée, et savourer comment Simenon distille le mauvais sang de son enfance coupé avec les herbes de bison de l'Amérique de Truman, dans son alambic. Il y a une sorte de tourment subtilement sexuel qui affleure, enfle et qui soudain éclate comme un fruit mûr.
Car l'écriture est un étrange processus. Pour mieux comprendre, il faut lire "Pedigree", son roman le plus long, le plus intime, pétri de rancunes et d'aveux: Simenon a beau écrire à la troisième personne, sur le conseil de Gide, il est clair que son héros, Roger Mamelin, c'est un peu Georges enfant. Le héros, chez Simenon, c'est souvent un homme qui se souvient ou qui est, malgré lui, rattrappé par son passé, comme le Tony Falcone de "La Chambre bleue" évoquant un mixte du petit Marcel dans "La Recherche" et de "L'Etranger" de Camus. Romancier du souvenir, Simenon explore en partie à son insu (il ne fait pas le fier-à-bras, le mariole, comme Aragon) tous les degrés qui séparent l'autobiographie et la fiction, la mémoire et l'imagination, les motifs obsédants et le mythe personnel. "Pedigree" révèle le scénario familial fondateur: une femme, mère ou épouse dominante, des frères ennemis qui rivalisent d'impuissance et de veulerie, avec une tendance à se dénigrer, à s'abaisser, à se perdre.
"Mes souvenirs d'enfance, écrit le narrateur d'"Il pleut bergère", y compris ceux de ma très petite enfance, par exemple quand j'avais trois ans, sont d'une netteté cruelle et, après tant d'années, je sens encore les odeurs, j'entends le son des voix, leur étrange résonnance, entre autres, dans l'escalier en colimaçon, qui réunissait la pièce où je me tenais à la boutique située juste en-dessous". Tout semble presque dicté d'un passé qui le remord et le hante. Mais, il est vrai, "au moment où l'on relève que Simenon a peu ou prou toujours écrit le même livre, on s'émerveille tout autant de son étonnante aptitude à produire d'infinies variations sur le même thème".
Simenon, c'est comme Schubert, on y revient toujours. C'est, de surcroît, le contraire d'un écrivain du Moi, allez comprendre!
Les livres de Simenon, pour moi, c'est un peu comme "ses" Maigret à la télé... Je m'emmerde prodigieusement mais je reste jusqu'au bout.
(Disons plutôt que je guette le rebondissement, sans m'apercevoir que la sauce de Simenon s'infiltre en moi qui fait son effet et qui prend.)
Rédigé par : Chr. Borhen | 05/05/2009 à 06:42
...La sauce de Simenon s'infiltre en moi... Comme le disaient jadis Tigy, Boule, Denise Ouimet, Teresa et quelques milliers d'autres !
Rédigé par : CP | 05/05/2009 à 08:26
CP, agrégé de simenonologie...Moi je n'avais pas compris : en fait Tigy, Boule et les autres sont les compagnes de Simenon...
Rédigé par : ororea | 05/05/2009 à 08:55
Voici "notre" Maigret-Simenon sur la route de Kerouac, sa pipe en guise de calumet de la paix...
Simenon devient un romancier "noir américain",sous l'emprise d'une jeunesse en rupture avec le monde des adultes, gangrenée par la mafia et l'alcool.
L'écrivain ne serait-il pas en pleine maturité?
Période littérairement la plus riche où le "raccommodeur de destinées" s'en donne à coeur joie débusquant l'écorché vif qu'est devenu Simenon.
"Ses personnages ressemblent à des âmes mortes qui errent dans un arrière-monde où le bonheur n'est qu'une ombre", je trouve votre phrase, Frédéric, juste et belle, elle résume bien le passage entre littérature populaire et littérature légitime, tout l'univers de Simenon.
(Par contre les adaptations cinématographiques de ses livres sont ennuyeuses, mais c'est personnel).
Rédigé par : Anne B | 05/05/2009 à 10:33
Ah bon, et les téléfilms? Moi j'adore Bruno Cremer (superbe voix).Une grave maladie l'a obligé à arrêter, malheureusement...
Rédigé par : ororea | 05/05/2009 à 19:33
Bon pour ceux qui ne sont pas abonnés à Arrêt sur images et qui attendent un résumé de Dans le texte : immense déception, ya pas FF, ils ont mis que Nolo. Notre héros doit être fatigué...Deux émissions à préparer, ça doit faire beaucoup...
Rédigé par : ororea | 05/05/2009 à 20:12
D'ailleurs en parlant de grosse fatigue, je suis étonnée que le lien sur le blog "Les Amis du Bateau Libre" ne soit pas présent ici. Donc je me permets de le glisser entre ces lignes :
http://www.iblogyou.fr/lesamisdubateaulibre
Sinon, à quoi serviraient les amis du Bateau Libre ! ;-)
Rédigé par : Claire Ogie | 06/05/2009 à 07:01
Moi je n'ai pas encore réussi à adhérer : la responsable m'a dit qu'elle s'en occupait...Ya un atelier d'écriture? Des infos sur les émissions en préparation?
Rédigé par : ororea | 06/05/2009 à 08:04
"D'ailleurs en parlant de grosse fatigue". J'imagine mais si ça se trouve FF pète la forme et c'est un coup de DS...
Rédigé par : ororea | 06/05/2009 à 08:31
Cher Frédéric,
5 avril ?
Pardonnez-moi , j'ai déjà fait une remarque de ce genre, il y a quelques semaines, ça me fait sourire car j'ai moi aussi, des difficultés avec les dates et les chiffres...je me sens moins seule.
Si le temps vous laisse respirer, et si vous le souhaitez, donnez-nous des nouvelles de votre future émission...en mai le joli en barque sur le ...web
Rédigé par : Anne B | 06/05/2009 à 19:44
Pardon, en mai le joli mai, je ne voulais pas abîmer Guillaume Apollinaire, je suis vraiment désolée
Rédigé par : Anne B | 06/05/2009 à 19:51
Simenon est monotone, non par les décors qu'il évoque, ou par les anecdotes lentes et poisseuses ; il est monotone par son entêtement narcissique à ne jamais remettre en cause sa prose. En y regardant un peu, on s'aperçoit que les "chevilles" sont nombreuses, des phrases entières reprises d'un livre à l'autre ; des paragraphes reconnaissables ; des situations répétées.
Bref, un vrai industriel de l'écrit. Il y en a d'autres. Gide, on sait ce qu'il a dit de lui ; on cite moins Hemingway qui le voyait comme un "roublard". Je le crois très roublard : assez pour éviter de dire le fond de sa pensée, en bon gestionnaire de son succès. Petit esprit étriqué, nationaliste dissimulé, antisémite caché, xénophobe... Petit Belge dans toute sa splendeur.
Mais avec quelques livres qui fonctionnent sur deux notes.
Rédigé par : mon chien aussi | 07/05/2009 à 09:10
Haiku
La voix lactée baille
Quand personn' ne se chamaille
Ca manque de gouaille.
Rédigé par : ororea | 07/05/2009 à 18:32
Simenon l'Américain - Le Bateau Livre. Le blog de Frédéric Ferney
Rédigé par : lose weight | 04/11/2013 à 23:40