3 août
LU: "Eloge de l'Amérique" de Mario Andrea RIGONI, traduit de l'italien par Michel ORCEL (Editions Le Capucin).
Moins un éloge de la nation qu'une défense de l'infini.
En Europe, ce qui pèse, c'est l'histoire, le pipi des rois et le sang des siècles. Murailles, ponts, frontières. Crimes et fumées. Les enfants jouent au ballon avec des crânes.
En Amérique, ce qui prévaut, c'est la géographie. L'idée même de frontière n'est qu'une ligne de fuite comme l'horizon. Une page blanche. Tout conspire à faire du vide et de l'immensité le sujet même de la poésie, de l'art, de la politique. ("Go west" en français, ça ne veut rien dire - après nous, il y a la mer.)
Deux poètes américains. Wallace Stevens: "La vie est une question de personnes et non de lieux. Mais, pour moi, la vie est une question de lieux: c'est là, le problème". Et Charles Olson dans "Call me Ishmael": "Je pense que l'ESPACE est le fait central pour l'homme né en Amérique, depuis la caverne de Folsom jusqu'aujourd'hui. J'écris le mot en grands caractères parce qu'ici l'espace est grand. Grand, et sans pitié". C'est ça qui touchait tant Jean Baudrillard, le seul nihiliste tendre que j'ai rencontré. Cool memories...
L'Europe est un musée. L'Amérique est un laboratoire (même si on y trouve aussi les plus beaux musées du monde).
Là-bas, tout recommence, tout est vrai. Ca ne s'use pas. Les maisons sont des joujoux de bois. "Un devenir sans histoire: cet heureux paradoxe est peut-être le secret qui explique la jeunesse et le succès de l'Amérique", écrit Andrea Mario Rigoni. Autres paradoxes de ce pays singulier: "une société de masse fondée sur l'esprit individualiste; l'idéalisme combiné au pragmatisme; une économie capitaliste qui ne présuppose ni n'engendre un monde bourgeois; une attitude anti-révolutionnaire et cependant toujours expérimentale; un patriotisme intransigeant sans lien avec le sol".
Essentiel, cela. Primauté et prépondérance du lieu mais pas d'attachement à la terre, au sol. Pas de possession qui ne soit provisoire - les Indiens le savaient déjà! Vous vous souvenez, dans "L'Année du Dragon" de Michael Cimino, du sommet d'un gratte-ciel, le héros (d'origine juive et polonaise, il me semble) contemple New York la nuit: "Who belongs here? I don't belong here".
En Europe, on bâtit sur des ruines. En Amérique, non. "Ici, des bourgades se vident jusqu'au dernier habitant dès l'instant que le travail fait défaut et que disparaît l'intérêt économique: c'est le charme désolé, et même lugubre, des ghost-towns, si différent de la poésie des ruines européennes". Et on ne méprise pas les gens qui vivent dans des roulottes!
Le contraire de l'Amérique, c'est l'Italie où tout dans le paysage est poli, agricole, humain, encadré, copié, civilisé. C'est ce qui fascinait tant ce vieux puceau d'Henry James, écoeuré par la wilderness, et qui préférait bavarder avec une contessina à l'heure du thé plutôt qu'avec un Peau-Rouge ou un nègre dans un champ de coton. En Amérique, Rigoni se repose, se déleste, se désaccoutre des ors et du fatras padouan: il respire, il tremble devant l'appel de la forêt. Pas celle de Dante, non. Chérie, je crois qu'il y a un puma dans le jardin!...
Seul le présent existe. Emerson en 1836: "Pourquoi ne pourrions-nous pas avoir une poésie et une philosophie nés de l'inspiration et non de la tradition, une religion transmise par une révélation et non à travers une histoire des révélations?" Tout est dit. Ce n'est pas une question métaphysique. ("Moby Dick", le livre le plus métaphysique de la littérature américaine, est un traité de pêche à la baleine qui aurait fait sourire saint Augustin!)
Axiome. "La précarité est la vraie Muse de l'Amérique", insiste Rigoni qui enseigne la littérature italienne dans la plus vieille université d'Italie, à Padoue.
Beaucoup d'autres considérations (sur Hollywood, Whitman, Pollock, Carver, Simenon, Hopper, Obama ou les ferveurs d'un "patriotisme de l'Antiquité) dans ce livre qui prolonge les fulgurances rêveuses de Pierre-Yves Pétillon et Jacques Darras sur le sentiment géographique dans la prose américaine.
Et bien sûr, le professore a parfaitement lu Tocqueville: "Pourquoi, quand la civilisation s'étend, les hommes saillants diminuent-ils? Pourquoi, quand les connaissances deviennent l'apanage de tous, les grands talents intellectuels deviennent-ils plus rares? Pourquoi, quand il n'y a plus de basses classes, n'y a-t-il plus de classes supérieures? Pourquoi, quand l'intelligence du gouvernement arrive aux masses, les grands génies manquent-ils à la direction de la société? L'Amérique pose nettement ces questions. Mais qui pourra les résoudre?" ("Voyage aux Etats-Unis et en Sicile", 6 novembre 1831).
L'Amérique, c'est (encore ou déjà) aujourd'hui.
Certes vous voir en images discuter avec vos illustres invités et échanger à propos de leurs livres sur votre "Web télé" est un vrai plaisir (auquel je m'adonne généralement en solitaire, pour l'apprécier pleinement et égoïstement), mais qu'il est agréable aussi de pouvoir vous relire...
Rédigé par : Franck Bellucci | 04/08/2009 à 16:36
Attention au surmenage, mais vive les textes de FF au mois d'août!
Rédigé par : ororea | 04/08/2009 à 18:35
Précieux conseil pour une lecture dans l'avion à destination de SF...Merci ! Heureuse de vous lire à nouveau.
Rédigé par : hysope | 04/08/2009 à 19:56