3 mai
LU: « Partir » de Blaise Cendrars. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires. Edition établie et présentée par Claude Leroy, Quarto Gallimard, 1372 pages, 29,50 €.
Il court sur Cendrars (1887-1961) une rumeur de périple et de rêverie qui nous a mis la tête à l’envers et le rouge aux joues, jadis. Des escapades en forêt, des frayeurs d’océan, des sueurs d’or. Des coups de pistolet, des rixes, des verres brisés. Des jaguars et des icebergs. Des scènes de baise fumantes, bestiales, anthologiques. Et même, ce qui est rare chez Proust et Montaigne, des pets aux sonorités triomphales.
Profession : bourlingueur en songe et poète de grands chemins. La clope inhérente aux lèvres, Cendrars avait la tête – brûlée - de l’emploi, auréolée par ses prouesses et fendue comme une poire, esquintée par la souvenance et le nombre - de javas, de noces, de randonnées autour de la Terre, de nuits blanches, de salves, d’abandons, d’esclandres - qui vous aggravent le portrait et vous améliorent la tronche.
A quinze ans, on le lisait en douce. Il nous suffisait parfois d'une seule phrase pour s’envoler : « On demande M. Blaise Cendrars à la coupée pour prendre livraison d’un tigre » ou encore : « Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine ». Cendrars n’écrit pas : il nomme, il recense, il énumère. Parfois, il bâcle. Pas grave ! Il y avait dans sa prose une vertu calorique plutôt que sapientiale : ça bouillait dans mon crâne vierge, et je passais des journées entières, hébété, les yeux luisants, à renifler ces vapeurs interdites en fumant comme une locomotive ! Eloge de la vie quand elle est dangereuse : « Pan ! un éléphant par terre. Un tapir . Un ours, une gazelle, un pécari. Ton cœur. Le monde. Un ornithorynque. Enlève ton casque. Eponge-toi le front. Mange, bois, fume, campe. Enlève ces gros souliers qui te blessent. Couche-toi. Dors. Ta tête sera vite nettoyée dans la fourmilière du ciel. Quel beau trophée : un crâne blanchi ! Tu le rapporteras pour l’accrocher au-dessus d’un berceau ». Ben, mon colon!
Pas un livre de lui qui n’eût la vertu d’une préface. D’un côté, il professait l’énergie : « Une vie de stylite bien éveillé qui descend de temps à autre de sa colonne pour filer dans son Alfa ». De l’autre, il semblait justifier nos fainéantises : « Je n’oublie jamais que le travail est une malédiction, c’est pourquoi je n’ai jamais voulu en prendre l’habitude ». Et toujours, il nous excitait la cervelle avec des rêves d’évasion et de débauche : destination Paname ou Panama, Zanzibar ou le Harry’s Bar ? Il était moins un maître qu’un tentateur : en marge des écoles, loin des académies, il proclamait la curiosité de sentir et l’ivresse de rompre.
Vient de paraître aujourd’hui, sous la direction de Claude Leroy, un recueil qui réunit l’essentiel de sa poésie et de sa prose, romans et mémoires : ce pavé de l’ours, m’offre l’occasion de le relire et de vérifier que oui, c’est un ogre autodidacte, et férocement misogyne, un baratineur céleste, et que oui, sans blagues, il adore voyager mais peut-être pas comme on croit. Toujours inapaisé, stoïque, hâbleur, déçu de naissance, ce dur à cuire cache bien son jeu. Jamais on ne fut plus réfractaire à la profondeur avec autant d’attirance pour le gouffre. Jamais on ne fut plus inquiet avec autant d’appétit pour le monde et les plaisirs. Seul l’excès l’apaise, il s'en vante, mais s’il fabrique sa propre légende – le rail, le rhum, les rafiots -, c’est pour mieux la chiffonner. Il cligne de l’œil, il se moque de lui-même, il s’esclaffe. Ni intellectuel ni prophète, Cendrars a beau faire le mariole, il y a en lui un ermite, un apôtre dévoyé et bizarre. Un « brahmane à rebours », dira son ami Henry Miller.
Au fond, chez lui, tout est de la même encre, de la même veine : inquiète, instable, blagueuse, océanique. Profession : amiral à l’encre bleue ou passager clandestin des lettres. « Quand tu aimes, il faut partir… », c’est son refrain, et son paradoxe. Partir, c’est en effet le mot qui le résume le mieux. Donc il s’en va. Alors oui, il en rajoute, il s’invente un personnage et un nom : de braises et de cendres. Il rugit comme un lion dans « la cage des méridiens », il s’offre un balcon en forêt, il se baigne en songe dans des grottes à murènes, il visite la banlieue à vélo et la Chine en palanquin. La Chine ? Il n’y a jamais mis les pieds. Et alors ! Il sait que la Nationale 10, au-delà de Chartres, conduit à la Terre de Feu. Le reste, il s’en fout comme de l’an quarante.
En vrac : poète, soldat, voyageur, cinéaste, comédien en Belgique, clochard à New York, éditeur, journaliste, revendeur de diamants, trafiquant de perles, apiculteur, critique d’art, bibliophile. Homme-grenouille ? Ca non, mais il a follement aimé la fille d’un scaphandrier dans sa jeunesse, ce qui n’est pas mal. Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?... Hollywood, la pègre, les Années Folles. Le « Blaise Cendrars », tiens, ce serait un beau nom pour un paquebot! Il sait qu’il incarne le grand débraillement de l’aventure mais il se retient à peine de rigoler devant ses hauts faits, ses bravades, ses preux mensonges. Il ne ment pas, il juxtapose : il transforme les circonstances de sa vie subie ou rêvée en balivernes, en roman comique, en destinée. En passant il troque les odes au rossignol contre un hymne à l’aéroplane et chante la « beauté nouvelle » : l’électricité (sans les soviets), la vitesse, le jazz, Charlie Chaplin et le cinématographe. Savez-vous que « les Allemands ont perdu la guerre parce qu’ils n’ont pas connu Charlot à temps » ?
Un fier-à-bras : oui, pour écrire, un seul suffit - ce secret, il le tient de Cervantès. Un touche-à-tout mais depuis son enfance à Naples, il a appris à donner au mot « dilettante » – de diletto, le plaisir - son sens premier. Il n’a qu’une seule idée en tête : s’égarer, s’étourdir de parfums, se perdre ? Il le dit : « Si je me déplace sans raison, c’est pour perdre pied ». Nul n’est plus habile à renaître – puisque partir, c’est renaître! S’il part, c’est à seule fin de rompre, recroître, s’enivrer d’un début. Pas le genre à faire carrière, à tirer les marrons du feu : dès que le succès l’effleure, il s’évade. A-t-il jamais pris l’argent au sérieux ? Plus que l’amour, il a aimé l’amitié, comme un Ancien. Il signait ses lettres : « Tibi, Blaise », comme un potache. Ou bien : « Avec ma main amie ».
« L’Homère du Transsibérien », dira Dos Passos. « Le pirate du Leman », ajoutera Cocteau. Tu parles, personne n’est moins dupe de la comédie du voyage. Sous ses bravades, le plus souvent, il s'avoue vaincu : « Une fois de plus, je rentrais bredouille de ce grand bluff des Amériques ». Par là, il échappe au tourisme et au ridicule. Tristes Tropiques ? Il aurait pu dire avant Lévi-Strauss : « Je hais les voyages et les explorateurs ». Car Cendrars ne parcourt pas le monde : il en accueille la chaleur, la primauté, la secousse initiale ; il brûle - les étapes, les cigarettes, les vieux papiers, la chandelle par les deux bouts, les cartouches - en étreignant sa manche vide sous un ciel d’orage.
Sous un chêne, il se sent druide, et si ça tourne, derviche.
Celui-là, je l’aimerai toujours.
F.F.
Cet article est paru sous le titre "Blaise Cendrars, le baratineur céleste", avec quelques variantes, dans "Le Magazine Littéraire" (n°508, Mai 2011) qui est consacré à Cioran.