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"Bloed & rozen. Het lied van Jeanne en Gilles" ("Sang et roses. Le Chant de Jeanne et Gilles") de Tom Lanoye, mise en scène de Guy Cassiers, Cour d'Honneur du Palais des Papes, à 22h (jusqu'au 26 juillet). En néerlandais surtitré en français. Durée: 2h30.
Sang et roses... Il y a comme un effluve élisabtéhain dans ce titre - Shakespeare, "l'alliance de la hache et de la rose", dit Cioran. Bon, on ne va pas ergoter, jouer au plus fin, ce qu'on voit, dans ce spectacle, est magnifique. Les dialogues crépitent, claquent comme un fouet, les acteurs y respirent comme des fauves apprivoisés sous le cuir et les brocarts, parés de crinières d'argent (quand ils chevauchent), avec des trophées de bras et de mains coupés en sautoir. (Dans le costume de Jeanne en armure, des mains d'enfants sont jointes sur le coeur, comme un présage aux sévices d'innocents que Gilles accomplira dans les caves de son château).
Brocarts, harnais, chasubles disent avec force le Moyen-Age, la peste et les cathédrales, la guerre et la foi, et l'on est loin, croyez-moi, du style sabot-dondaine tandis que les écrans décuplent leurs ombres noires et leurs reflets jusqu'au vertige. C'est le temps des sorcières et des démons mais aussi des anges dont le choeur du "Collegium Vocale Gent" fait retentir - justement ici, en Avignon, dans la demeure des antipapes! - l'appel fervent qui monte à l'assaut du ciel.
Dans ce spectacle enchanté, tout concourt à la cruauté, à l'harmonie, à la rudessse. Voix, corps, costumes. Ce soir-là, le mistral même, jaloux de leur beauté, y cracha son grain de sel et son haleine froide, forçant parfois les acteurs à tressaillir de ses apartés, de ses intrusions venteuses ou vantardes dans leur parade seigneuriale. J'ai remarqué que, quand la pièce est bonne, quand les artistes ont du talent, il se met toujours de leur côté, le drôle.
A peine un personnage paraît, on connaît son âme, on sait d'emblée ce qu'il veut, ce qu'il cache, reine, dauphin, argentier ou connétable, et je ne parle pas seulement de Gilles de Rais (le solide et inquiétant Johan Leysen) qui s'impose d'emblée en reître évangélique, en ogre maigre, avant même de parler de sa voix en cloche de bronze, ni de Jeanne (la merveilleuse Abke Haring) qui n'a qu'à respirer pour qu'on l'entende, inflexible et douce, servante et souveraine.
Gilles et Jeanne forment un couple, une alliance pieuse et brutale, un pacte inassouvi et mystérieux, l'un éperdu dans le crime, l'autre impavide dans la sainteté, roide devant son supplice, tout en tremblant d'effroi par en-dessous, comme font les très jeunes filles quand elle ont de l'audace. Il est la force, elle est la grâce - cette substance qui ne reçoit pas d'accident. Ils sont la vierge et le diable. Devant elle, le mal plie, consent, s'agenouille. Devant eux, les pouvoirs tremblent, s'effarent, grimacent avant de les briser. L'un après l'autre, ils subiront un procès et recevront un châtiment, ce qui a donné à l'auteur l'idée de construire sa pièce en diptyque, le second volet étant une parodie noire et inversée du premier.
Je reviens aux acteurs: Katelijne Damen, Stefaan Degand, Han Kerckhoffs, Johan Van Asche et Jos Verbist qui environnent Gilles et Jeanne. Non seulement ils sont de splendides machines mais ils sont dirigés d'un doigt ferme par Guy Cassiers, ils en sont d'autant plus heureux et se sentent libres, infiniment, mais dans un espace infime. C'est assez mystérieux, cela. Un peu comme des solistes au service de l'orchestre. Tous existent avec force, immédiatement, et devant chaque personnage, on devine aussitôt le fond de son coeur, insoumis ou courbé, vil ou ignoble.
Evidemment, il y a un texte médité, mûri, splendide. J'insiste, pardon, c'est si rare. La vigueur des dialogues, la beauté des images, le phrasé qui découpe la langue dans un accent tantôt caverneux, tantôt limipide ou guttural, tout cela est étincelant. Les comédiens sont à la fois réalistes et grotesques, comme s'ils avaient hérité des processionnaires enfarinés des carnavals flamands. Ce sont tous des clowns blancs, des pharisiens cyniques, sauf Gilles et Jeanne, bien sûr, les deux fanatiques, les deux purs.
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"Sul concetto di volto nel figlio di dio" ("Sur le concept de visage du fils de Dieu"), conception et mise en scène de Romeo Castellucci, Opéra-Théâtre à 19h (jusqu'au 26 juillet). En langue italienne.
Tout se passe sous le regard d'un Christ rédempteur. Il règne, il rayonne, on ne voit que lui. On a reproduit sur un immense velum une image du "Salvator Mundi" d'Antonello de Messine (XVe siècle), exposé à la National Gallery de Londres. Difficile de résister à la fascination de ce visage si dominé, si doux: on le contemple. Peut-être est-ce Lui qui nous voit et qui nous juge. On espère que non.
Sur la scène, entre Lui et nous, un mobilier d'hôpital: sol, lit, table, canapé, tout est blanc, immaculé. Le fils soutient son père malade, infirme, incontinent, l'installe devant la télévision et s'apprête à le laisser seul. Le vieillard se met à pleurer. Le fils comprend aussitôt: "Je vais changer ta couche, si tu as fait". Il lui parle avec douceur, il le rassure comme un enfant, il plaisante affectueusement: "Sei un pastrocchione" ("Tu es un gros cochon").
Il le déshabille, le lave, le change, mais le vieil homme, atteint de diarrhée, se souille à nouveau. Pas grave. A la troisième fois, le fils perd son calme: "Putain, papa, tu peux pas te retenir!" Il s'excuse, il lui change à nouveau sa couche. Nouveau rituel: seau, éponge, lingettes, torchon. On ne nous épargne aucun détail: les fesses et les cuisses maculées de caca sont exposées sous nos yeux. Une odeur de merde se répand dans la salle. A-t-on rêvé? Non, la puanteur est réelle, certains spectateurs se bouchent le nez, d'autres hurlent, sortent précipitamment: "C'est une honte! Remboursez!"
Ils ne s'attendaient pas à une histoire d'amour entre un père et un fils. Ils ne connaissaient pas encore Romeo Castellucci. Un provocateur? Je ne crois pas. Un extrémiste? Sans doute. Un médiéval, un dantesque, un rôdeur de limites, capable d'allier le haut et le bas, le scato et le spirituel, la ferveur et le grotesque. Toujours fasciné par les corps, miroirs et abîmes, quand ils sont vaincus, mutilés, disgraciés, malades, et d'en extraire parfois une furieuse beauté. Toujours prêt à vérifier comment, sur une scène, le sacré résiste au sacrilège.
A la fin, des écoliers bombardent l'icône du Christ qui finit pas se lézarder sous les grenades. Les yeux du Christ pleurent des larmes de merde. Le visage se déchire. Des lettres noires apparaissent. On lit: "You are (not) my shepherd" ("Tu (n')es (pas) mon berger". Fin ouverte. Qu'en penser? Franchement, je ne sais pas. Ma seule conviction, au-delà des désagréments que l'artiste nous inflige, c'est que le scandale a partie liée avec la vérité et que, si "c'est une honte", elle n'est peut-être pas où l'on croit, dans le théâtre mais plutôt ailleurs, dans le monde. On ne peut pas si facilement s'en laver les mains.
Deleuze le dit quelque part, c'est le Christ qui a inventé le visage. Et Lévinas: quand l'autre a un visage, le tuer devient un crime. Le mérite de Castellucci, c'est d'éveiller, de diviser, d'effrayer par des coups de cymbales. Ce n'est ni un charlatan ni un casseur d'assiettes. Est-ce que le dégoût peut devenir un argument, une arme? Est-ce salutaire? Vous pouvez toujours vomir, si ça vous chante. D'ailleurs, entre nous, pour méditer, mieux vaut avoir le ventre vide.
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"Des Femmes" ("Les Trachiniennes", "Antigone", "Electre") de Sophocle, mise en scène de Wajdi Mouawad, traduction de Robert Davreu, Carrière de Boulbon, à 21h30 (jusqu'au 25 juillet). Durée: 6h30.
Personne ne pourra reprocher à Wajdi Mouawad d'avoir choisi Sophocle par commodité ou par opportunisme. C'est la réalisation - ça se sent - d'un désir ancien, longtemps caressé, longtemps mûri, peut-être trop... Un vent mauvais a soufflé sur les répétitions. Bertrand Cantat (sans "e"), l'ex-chanteur de "Noir Désir", auteur de la musique originale du spectacle, devait interpréter lui-même le rôle du choeur. Ses musiciens sont bien là, en direct, mais sa voix a été enregistrée. Son absence est criante. Wajdi Mouawad avait envie de démesure, de poésie, d'épopée, il a dû ravaler sa frustration et sauver les meubles. The show must go on...
Ce n'est pas le seul problème. Vingt-cinq siècles nous séparent de ces fragments arrachés à l'oubli, de ces épaves d'or, de ces reliques. Sophocle a écrit cent-vingt tragédies, il en reste sept: il invente le genre; non seulement il pose la première pierre mais il la taille, il l'aiguise comme un poignard d'obsidienne. C'est lui, le père, notre père - Moïse ou le Christ, ce sont déjà des fils! Il nous parle d'un monde lointain où les morts pèsent sur les vivants, où le divin cimente la vie privée et la vie publique, où les oracles, les prédictions, la magie font partie du réel, comme aujourd'hui Internet ou les sondages d'opinions. On n'est pas au Flore! Si on n'est pas prêt, les Erynnies se vengent...
En même temps, ce qui s'expériemente, ce qui s'inaugure avec Sophocle sur les ruines du monde homérique, et dans l'allure d'un aveuglement, c'est une catégorie neuve, irrésistible, tragique: la liberté. C'est à dire la démocratie, la philosophie, la géométrie, le théâtre. C'est à dire l'individu dans la cité. On a beau dire, ça nous parle encore. Ce que Sophocle, le premier, nous raconte, c'est: le silence, l'éloignement, le retrait des dieux. Le désenchantement du monde. A nous de jouer! Reste une question: comment? Oui, comment donner à ce cortège de monstres un sens, un corps, des voix. Et surtout une forme?
Wajdi Mouawad prend le taureau par les cornes (et Jean-Pierre Vernant par le bon côté). Ce qui nous relie à eux, les Grecs: l'eau - des trombes d'eau -, la terre, les vagues de la mer, les seins d'une mère, la chevelure d'une femme, les cris des chiens, la stupidité des hommes, l'orgueil des puissants, l'amour d'une soeur, la mort d'un fils, le chagrin d'un père, la violence qui naît de la beauté. Wajdi Mouawad tente de rendre concrètes, tangibles, ces choses qui font battre le coeur, il utilise une grammaire simple: fauteuil, miroir, bottes, cuvette, broc, batte de base-ball, guitare électrique.
Alors? Alors, le charme opère et puis, soudain, brutalement, absurdement, le metteur en scène s'ingénie lui-même à le rompre, comme on casse un jouet. On sombre dans le kitsch, la boue, le ridicule, les simagrées, les symboles, le hiératique. On tombe, on se relève, on retombe, on se relève, on retombe. C'est épuisant. Pour les comédiens, c'est sans doute pire.
Premièrement, "Les Trachiniennes". Ca commence comme ça. Les acteurs et les musiciens défilent lentement devant nous, montent sur la scène, forment un cercle, puis ils prennent place sur des chaises. C'est un rite. C'est déjà du théâtre. On se tait, on attend, on écoute. La pluie se met à tomber sur leurs têtes. Ce n'est pas de la pluie, c'est un présage glacé qui les transpercent jusqu'aux os. Ils se réfugient sous une bâche, se serrent les uns contre les autres, comme font les hommes depuis le premier matin du monde. Magnifique. A la fin, Héraklès, la peau brûlée par la tunique de Nessos, paraît en momie, en "homme invisible"; il parle avec la voix de Déjanire; il se défait de ses bandelettes en dansant comme une almée. Ridicule.
Secondement, "Antigone". Là, non, vraiment. La fille d'Oedipe en slip et en soutien-gorge genre Calvin Klein. Non. Risible. Pourquoi la comédienne n'est-elle pas nue, s'il faut, puisqu'elle est maculée de boue? Si Antigone d'emblée semble malade, anorexique, tatouée comme un Iroquois, ennemie de la lumière, complètement dingue, tout est par terre. Si Créon, accablé par la mort de son fils, a l'air d'un député UMP fumant des pétards au bord de sa piscine, etc.
Troisièmement, "Electre". Début shakespearien, very English, avec l'arrivée d'Oreste et Pylade, vengeurs patibulaires, en longs manteaux noirs sous la pluie. On reprend espoir. La comédienne qui joue Electre défend son rôle avec force et vaillance. Mais à nouveau, patatras - pourquoi! - tout retombe avec une scène de bain, tirée de la pub Oasis, et le meurtre de Maman, complètement guignol. Pourquoi Wajdi Mouawad passe-t-il son temps à se tirer une balle dans le pied? Il est 4h30 du matin. Zeus éternue. Les comédiens grelottent. On a un peu froid.
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"Exposition universelle" de Rachid Ouramdane, Cloître des Célestins, à 22h (jusqu'au 24 juillet).
Suspendu au centre de la scène, un balancier, un grand fléau arachnéen, armé d'une torche, oscille, fauche l'air, comme un bras aveugle, au son d'un métronome. D'autres instruments sont posés, impeccablement, sur le sol pâle: amplis, écrans, projecteurs, anémomètre (?), comme des dragons de pierre dans un jardin chinois. Un piano demi-queue occupe un coin de la scène. Bouche noire, antre doré, minotaure.
Juché sur un plot, un homme en noir - torse nu, le crâne rasé, le visage glabre - s'anime comme un sémaphore. Peau nue, page blanche, page tatouée. L'installation devient performance: quelque chose s'écrit, s'imprime, s'incarne dans le corps, sur le visage, vitesse et gloire, croix noire sur fond blanc, drapeau tricolore.
Accompagné de Jean-Baptiste Julien au clavier et aux percussions, Rachid Ouramdane se déplace géométriquement, dans un carré ou dans un cercle, comme au cirque mais sans parade, sans paillettes et sans frime. Il danse, il se meut - il ne s'émeut pas - dans un écrin lumineux et sonore. Lumière savante, exacte, chirurgicale. Sons griffus. Un Auguste noir méthodique et un clown blanc suprématiste, avec je ne sais quoi d'impavide et glacé.
Pas un fil ne pend. Pas de flou. (On devine ses goûts: plutôt Malévitch que Basquiat, j'imagine). Pas de graffitis. Surtout pas de sueur, pas d'émois. Pas de transports, ils transportent mal... Ce qu'on retient, ce qui s'impose insensiblement: la probité, l'exigence abstraite et solitaire. Une mélancolie solipsiste. A la fin, son visage pavoisé de bleu-blanc-rouge façon carte géographique ou coq de bruyère se tord, se décompose comme un portrait de Bacon.
On est devant lui comme devant un samouraï en armure, un rhinocéros, un oeil d'oiseau. Il ne fera rien pour nous séduire ou nous convaincre. Il semble nous dire: "Je suis comme ça". Il force notre admiration.
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"Le condamné à mort" de Jean Genet, interprété par Jeanne Moreau et Etienne Daho, Cour d'Honneur du Palais des Papes.
C'était le 18 juillet, à 22h, dans la Cour. Soirée unique, dédiée au 50e anniversaire d'Amnesty International: Jeanne de France, servante et souveraine, escorté de son troubadour électro pop, Etienne Daho. Avec Genet, le forçat céleste, comme un boomerang d'alexandrins obscènes et suaves. A guichets fermés. Cinquante minutes à peine. Jeanne dit. Etienne chante.
Deux regrets seulement: que Jeanne ait inauguré sa lecture par un extrait du "Saint Genet, comédien et martyr" de Sartre qui ensevelit le petit voleur, le sanctifie, l'écrase sous sa légende; et que, au micro de Daho, la balance sonore amplifie les "d", les "t", les "p", les dentales et les occlusives, rendant certains mots inaudibles. Pas grave. Sauf pour ceux qui découvrent le texte, j'imagine.
C'est la première oeuvre de Genet, écrite à Fresnes en 1942. Un poème défendu, alors impublié, impubliable et déjà sublime. Un chant d'amour inspiré par Maurice Pilorge guillotiné à vingt ans en 1939 et mis en musique par Hélène Martin en 1964. (Daho a seulement modifié les arrangements). Il faut entendre comment cet enjôleur-né fait sonner luxueusement ses alexandrins en amas odorants et dorés sans sombrer, jamais, dans le scabreux ou le ridicule. Avant lui, il y a les "Ballades au jargon"de Villon et les "Hombres" de Verlaine. Après lui, il n'y a personne. Les mauvais garçons aujourd'hui préfèrent-ils le rap?
Avec Genet, ça donne ceci:
O la douceur du bagne impossible et lointain!
O le ciel de la Belle, ô la mer et les palmes,
Les matins transparents, les soirs fous, les nuits calmes,
O les cheveux tondus et les peaux de satin.
Rêvons ensemble, Amour, à quelques dur amant,
Grand comme l'univers, mais le corps tâché d'ombres,
Qui nous bouclera nus dans ses auberges sombres,
Entre ses cuisses d'or, sur son ventre fumant.
Un mac éblouissant taillé dans un archange...
Ou encore ceci:
Nous n'avions pas fini de parler d'amour
Nous n'avions pas fini de fumer nos gitanes
On peut se demander pourquoi les cours condamnent
Un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour.
A côté de ça, beaucoup de ce qu'on peut lire semblera soit fade, soit faisandé. Ne pas oublier que Ronsard, lu entre quatre murs à Mettray, fut le premier maître, et le seul, de Genet. Ne pas pas oublier non plus que le mot qu'il préfère, ce scélérat, c'est: délicatesse.
Rédigé à 20:51 | Lien permanent | Commentaires (37)