Quel sera le sort de la Grèce au sein de l’Union Européenne ?
La question est posée. Devant la crise sans précédent que connaissent les Grecs, Jacques Lacarrière, l’auteur de « L’Eté grec », cet amoureux de la Grèce éternelle (qui nous a
quitté en 2005) aurait sans doute plaidé leur cause. C’est ce que je voudrais faire aujourd’hui un peu en son nom. On sait que ce pays va mal : l’Etat grec est au bord de la faillite ; partout, dans le pays, les citoyens manifestent contre l’austérité qu’on veut leur imposer et qui n’est pas supportable! D’accord : les Grecs ont truqué leurs comptes, leur fiscalité est faible et fantaisiste, leur déficit public abyssal, bref, c’est le mauvais élève de l’Europe. Alors que faire ?
Faut-il exclure la Grèce de la zone euro ?
C’est la menace que brandit l’Allemagne. Je ne suis pas un aigle en économie
mais on me dit – cela semble évident - que les conséquences seraient encore plus désastreuses, aussi bien pour la Grèce que pour l’Union européenne - la seule solution, chacun le sait, c’est un gouvernement économique de la zone euro (mais aussi une politique, une vision solidaire et partagée), qui tarde à venir. Je n’insiste pas.
Aujourd’hui, la dette souveraine de la Grèce s’élève à 300 milliards d’euros. C’est colossal. Mais nous, Européens, avons-nous oublié notre dette envers les Grecs ? Ils nous ont donné : la démocratie, la philosophie, la géométrie, la tragédie, sans parler des sirènes, du sirtaki et des Jeux Olympiques ou de cet immense poète appelé Constantin Cavafy (dont je vous reparlerai un jour). Notre dette envers les Grecs n’est pas colossale, elle est incalculable ! Faut-il le rappeler à Madame Angela Merkel et à ces Messieurs de Bruxelles ? L’Europe sans la Grèce, c’est impossible, ce n’est pas l’Europe. Et d’ailleurs, l’Allemagne sans la Grèce, ce ne serait plus l’Allemagne : Goethe, Schiller, Hölderlin, Nietzsche, Rilke ou Heidegger (qui n’ont cessé de déchiffrer l’Allemagne à travers les mythes de la Grèce antique) doivent s’en retourner dans leur tombe…
Oublions même Orphée et Socrate, Apollon et Dyonisos, Œdipe et Périclès ! (Œdipe d’ailleurs, on s’en serait peut-être bien passé, même si, qu’on le veuille ou non, la tragédie grecque, c’est la
naissance d’une catégorie chère aux Européens : la liberté !). Passons. Dans ce « Dictionnaire »,
Lacarrière fait l’inventaire (à la fois raisonné et affectif) de ce que l’Europe doit à la Grèce : je retiendrai trois choses, juste trois, mais elles sont essentielles:
1. Pour commencer, l’Europe doit à la Grèce son nom : Europe.
C’est une belle histoire, ou plutôt : un mythe – on sait que les Grecs ont inventé les deux, l’histoire avec Hérodote, et la mythologie, avec Homère et Hésiode.
Ca commence comme ça : Europe était le nom d’une princesse phénicienne si belle que
Zeus en tomba éperdûment amoureux. Pour la séduire, il prit l’apparence d’un splendide taureau blanc : il emporta la princesse au-delà des mers jusqu’en Crète, puis il la déposa à l’ombre d’un arbre au pied duquel ils s’unirent. Plus tard, cet endroit devint une ville romaine sous le nom de Gortyne. Toujours est-il qu’aujourd’hui, quand vous vous promenez à Gortyne, en Crète, (ayant contourné les ruines d’un bel odéon romain), vous découvrez une flèche indiquant : Platanus
orientalis. Un peu plus loin, sur un panneau de bois, vous pouvez lire, en grec (si vous savez lire le grec) : « C’est au pied de ce Platanus orientalis, arbre très rare et très intéressant pour la mythologie, que Zeus métamorphosé en taureau déposa la princesse Europe et s’unit à elle pour enfanter le roi Minos ».Ce fragment est signé, non pas Hésiode ou Pindare (comme on pourrait s’y attendre) mais : « Le Service Forestier de Crète », auquel on ne saurait être
trop reconnaissant.
A ce propos, qu’est-ce qu’un : Platanus orientalis ? Et bien, c’est un platane à feuilles persistantes. Pourquoi, me demanderez-vous, est-ce l’unique platane à feuilles persistantes ? Mais précisément parce que son lointain ancêtre, ayant ombragé les amours de Zeus et d’Europe, le dieu reconnaissant lui accorda le don de conserver perpétuellement son feuillage. Le roi Minos serait donc – je crains que les gens de Bruxelles l’ignorent - l’ancêtre des Européens : plus tard, son épouse Pasiphaé engendra Phèdre, ce qui nous vaudra quelques beaux vers raciniens, et aussi le Minotaure, mais ceci est une autre histoire... En tous cas, l’Europe porte le nom d’une princesse devenue grecque par amour, il est bon de s’en souvenir.
2. On doit, précisément, à la Grèce, une certaine idée de l’amour. Et même trois idées (en une). Eros : l’amour sensuel. Philia : l’amitié, l’amour entre égaux. Mais surtout agapé : l’amour offrande, le don de soi, « l’amour qui accueille et reçoit ", dit Lacarrière. Chez les premiers chrétiens, il désigne aussi bien l’amour des hommes envers Dieu que l’amour de Dieu envers les hommes. Platon en fera l’envers du Désir, la face cachée de l’Eros, celle qui tend à la purification des passions, qui devient émoi pur et touche à l’essence. On retrouve, dans la langue française, l’agapé (devenu au pluriel agapes) pour désigner le repas pris en commun par les fidèles. Les agapes, c’est le banquet, le plaisir d’être ensemble, l’échange et le don ; c’est quand la passion devient promesse, et l’union communion. Il serait temps que l’union dite européenne s’inspire un peu de ce concept.
L’Eros ou l’Euro ?...L’Europe, n’en déplaise aux Anglais, ce n’est pas qu’un marché commun, ce n’est pas que du business. « I want my money back », (« Je veux récupérer mon argent »), hurlait Mme Thatcher, ce qui peinait beaucoup Jacques Delors. On peut (grâce aux Grecs) avoir une autre
idée de l’union, une autre idée de l’Europe.
3. Enfin, l’Europe doit à la Grèce : les humanités. Vous savez, faire ses humanités, c’est (ou plutôt: c'était) étudier des langues qui ne servent à rien, des langues mortes, des auteurs sans aucun intérêt : Homère, Sophocle, Platon, Cicéron, Plutarque, Virgile. Ben oui, quoi, le grec et le latin, ça sert à quoi à l’époque d’Internet?
Vous pourriez aussi m’objecter que : on peut être à la fois un hélléniste distingué et un ennemi acharné de la démocratie, voire un collaborateur pronazi fanatique ! Comme Robert Brasillach, par exemple, célébrant l’ « humanité » des poètes grecs, et capable en même temps de publier des articles criminels, abjects, contre les juifs.
Et bien, répond Lacarrière, justement : la Grèce est une école de liberté parce qu’elle nous laisse le choix. D’un côté, il y a Sparte, la cité guerrière. De l’autre, Athènes, la ville où fleurissent les arts et les lettres (et l’idée de la démocratie). D’un côté, « l’Iliade », le poème de la force, de la mort et du sang, de l’autrre, « l’Odyssée », le poème du voyage, du merveilleux, de l’amour, de l’initiation. Quel héros préférez-vous ? Ulysse, le marin éternel, le vainqueur des monstres et l’amant des
Néréides, ou bien Achille, le guerrier arrogant et cruel ? Oui, la Grèce nous offre le choix : le
monde magique d’Eole et des sirènes ou bien celui, brutal et ruineux, des Achéens, des corps traînés sur le rivage, des femmes violées ou captives, offertes au vainqueur. Et cela, ça s’apprend, tout petit, dans des livres, nous dit Jacques Lacarrière (qui se souvient de son enfance sous l’Occupation).
Messieurs les Européens, mettez la Grèce sous contrôle, imposez-lui une fiscalité raisonnable, luttez contre la corruption et les prébendes, oui ! mais ne punissez pas son peuple ! n’expulsez pas la Grèce de l’Europe ! souvenez-vous que nous aussi, les Européens, nous avons une grosse dette envers ce petit pays.
(*) Cette chronique a été lue dans l'émission "Pas la peine de crier" animée par Marie Richeux, le 27 septembre, sur France-Culture. Le « Dictionnaire amoureux de la Grèce » de Jacques Lacarrière est publié aux Editions Plon.