Le Bateau Livre. Le blog de Frédéric Ferney

L'automne littéraire, 6. Baudelaire au sommet de la vague, enfin.

"La Folie Baudelaire" de Roberto Calasso, essai traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard.

C'est beaucoup plus qu'un livre - un de plus - sur Baudelaire! C'est un livre qui touche, oui, une certaine façon d'être vivant. C'est de la "métaphysique déguisée", filtrée par des sensations, et cela, en dehors de tout système - hormis le système nerveux! Roberto Calasso montre avec bonheur comment Baudelaire modifie la sensibilité du lecteur, s'imprègne en nous, de façon extrêmement "intime", pénétrant une zone vierge, intouchée, agissant comme une pointe ou comme une goutte de poison infime et salutaire s'insinuerait dans le creux de l'oreille. Baudelaire nous interpelle par son timbre et son phrasé, inouïs, uniques, comme du Chopin ("un brillant oiseau voltigeant sur les horreurs d'un gouffre"). Une pointe de silex glacé tisonnant la braise, mais abstraite, comme du Racine. Calasso fait comprendre cela.

Le titre du livre est inspirée d'une phrase de Sainte-Beuve qui mérite d'être citée dans son entier: "M. Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l'extrémité d'une langue de terre réputée inhabitable et par-delà les confins du romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux, où on lit de l'Edgar Poe, où l'on récite des sonnets exquis, où l'on s'enivre avec le haschisch pour en raisonner après, où l'on prend de l'opium et mille drogues abominables dans des tasses d'une porcelaine achevée. Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d'une originalité concertée et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka romantique, j'appelle cela la Folie Baudelaire. L'auteur est content d'avoir fait quelque chose d'impossible, là où on ne croyait pas que personne pût aller". Ce que Baudelaire, ça crève les yeux, provoque avant tout chez Sainte-Beuve, c'est de la crainte - l'effroi d'un satyre de bas-relief devant l'orteil de Polyphème endormi, ce qui ne le rend pas moins clairvoyant! Pareil devant Victor Hugo qu'il ne pourra vaincre qu'en baisant sa femme.

Un sale bonhome, un triste sire, vraiment, ce Charles Augustin Sainte-Beuve, et qui a régné sur la vie littéraire parisienne "comme un oncle influent et malveillant". Draconien et douillet, scrupuleux dans ses émois (quoiqu'indulgent avec beaucoup d'auteurs médiocres), ivre de sa suprématie de fin critique, il devenait nerveux, fuyant, voire muet devant le génie: Stendhal, Balzac, Flaubert, Baudelaire ou Nerval en ont fait les frais . Il ne les nomme, quand il daigne les nommer, que pour les diminuer. On dirait qu'ils lui ont marché sur le pied. Du coup, la postérité l'a mis a piquet, ce vieux ronchon: on l'ignore, on ne le lit plus. C'est bien fait! Mais on a tort...

Sainte-Beuve ou l'extrême douceur de la vacherie! Quand il parle de Baudelaire, c'est sous l'angle étroit de "la Bohême littéraire" (lors de sa candidature à l'Académie). Il écrit en croyant l'abaisser: "On a eu à apprendre à épeler le nom de M. Baudelaire à plus d'un membre de l'Académie, qui ignorait totalement son existence". Puis: "Il n'est pas si aisé qu'on le croirait de prouver à des académiciens politiques et hommes d'Etat comme quoi il y a, dans Les Fleurs du Mal, des pièces très remarquables vraiment pour le talent et pour l'art". C'est tout. Accablant mais surtout pour lui-même! Reste le passage que j'ai cité plus haut où Sainte-Beuve, croyant exiler Baudelaire dans un kiosque du Kamtchatka, profère à son sujet - certes avec mépris et un soupçon de dégoût décelable- une phrase qui sonne juste et touche à l'essentiel, au point que Calasso lui emprunte son titre.

Calasso se permet même, à rebours de nos préjugés, au-delà des préventions qui pourraient nous aveugler, de déchiffrer dans Sainte-Beuve même, et surtout dans l'avertissement de son roman "Volupté", un je ne sais quoi que Baudelaire, peut-être à son insu, fera fructifier: "Le véritable objet de ce livre, écrit Sainte-Beuve, est l'analyse d'un penchant, d'une passion, d'un vice même, et de tout côté de l'âme que ce vice domine, et auquel il donne le ton, du côté languissant, oisif, attachant, secret et privé, mystérieux et furtif, rêveur jusqu'à la subtilité, tendre jusqu'à la mollesse, voluptueux enfin". Cela, ce sera le "territoire de Baudelaire", décrète l'inspecteur Calasso, et de recueillir dans son filet à papillons les mots - languissant, oisif, attachant, secret, mystérieux, privé, furtif - et même la séquence - "rêveur jusqu'à la subtilité, tendre jusqu'à la mollesse, voluptueux enfin" - qui trouveront leur sève dans les "Fleurs du Mal"! Sauf que chez Baudelaire, la la voix qui surgit, "comme un murmure intérieur de celui qui l'écoute", apparaît comme "déjà fixée" et semble en même temps, dit Calasso, nous parvenir de très loin, "épuisée par un long voyage".

La place me manque pour recenser toutes les richesses, toutes les subtilités, de ce livre d'une rare densité, et qui allie l'intelligence, la culture et la sensibilité. Ce que dit Calasso sur le Mal, sur la Peinture (Ingres, Manet, Degas), sur la bêtise, ce "quelque chose où persiste un fond animal obscur" ("Or, la grande poésie est essentiellement bête, elle croit, et c'est ce qui fait sa gloire et sa force", dit Baudelaire), sur la Mélancolie ("une certaine turbulence effrontée et désolée"), sur la répugnance du dandy à s'accointer (avec la bonne ou la mauvaise société), sur l'humiliaion, sur l'ennui, tout cela nous touche avec force, aujourd'hui. Car Calasso ne parle pas comme un antiquaire ou un archéologue, il applique à la lettre la devise de Baudelaire: "Je me suis contenté de sentir; je suis revenu chercher un asile dans l'impeccable naïveté"; il se contente de montrer comment subordonner la sensibilité à la vérité (et pas le contraire). Rien de plus actuel. C'est ça, l'enjeu, et ça le reste.

Que ce livre soit écrit par un Italien (et traduit, magnifiquement, par Jean-Paul Manganaro) ne fait qu'augmenter mon plaisir et mon admiration. Calasso a l'art de relier par un fil d'or des figures et des objets qui semblaient épars, et sans mutuelle analogie, dans l'ordre pictural comme dans l'ordre littéraire. Il fabrique des affinités secrètes entre des convives éloignés; il suscite un banquet où Racine, Proust et Baudelaire conversent dans une langue insoupçonnée avec une baigneuse d'Ingres, non loin d'un faubourg de Carthage... Depuis longtemps, je n'ai rien lu de plus beau que les deux premiers chapitres du livre, intitulés: "L'obscurité naturelle des choses" et "Ingres le monomaniaque". C'est de l'art sur l'art. Che bravo, Roberto!

La plume au vent, n°9. France-Nouvelle Zélande: la finale de la Coupe du Monde de Rugby vue par les philosophes...

La scène se passe en Nouvelle-Zélande – « Aotearoa » en maori, la terre des nuages au bout du monde, le pays où le rugby est roi. Le stade a le nom du paradis : Eden Park. Pourtant, on « nous » a prédit l’Enfer ! Des millions de Français sont devant leur écran pour assister à la finale (de la Coupe du Monde de rugby). Il ne fait pas très beau à Auckland ce dimanche, pour nous il est 10h du matin, là-bas il fait déjà nuit. (Comme le dit, joliment, l’ancien 3^e ligne Eric Champ : « Là-bas, ils ne connaissent que deux saisons : l’hiver et le 15 août » !) Les Bleus sont en blanc, les Néo-Zélandais en noir (c’est leur couleur), comme aux échecs.

Car une finale, au rugby, c’est une partie d’échecs : c’est mental, c’est stratégique. Pensez que, pour en arriver là, il a fallu batailler dur (en phase de poule), puis éliminer l’Angleterre, en quart de finale (c’est toujours une jouissance suprême de battre les Anglais à leur jeu car enfin c’est
leur jeu !), et enfin le Pays de Galles, en demi (de justesse ! malgré leur verve et leur panache) avant d’en arriver là. C’est un miracle d’être là, on ne le mérite pas vraiment, c’est vrai, mais on y est, on y est presque, alors on ne va pas tout gâcher en cédant à la peur, à l’euphorie, à la débandade. C’est ici, maintenant ou jamais ! Il faut gagner, on va gagner !

5 à 0 pour les Blacks, à la mi-temps : le scoRe est flatteuR, l’espéRance, peRmise… (Quand vous parlez Rugby, mettez des « r » pour rendre la phrase plus Rocailleuse, plus sonoRe, plus Sud-Ouest : il faut que ça Roucoule comme une touRterelle, et que ça Roule, pas trop Rond, comme le ballon, et comme les galets de l’AdouR ou de la GaRonne !). Quand les Français marquent enfin un essai (en seconde période), on se dit que les mouches ont changé d’âne : on commence à lire la peur dans les yeux des hommes en noir, ils frémissent, ils plient, ils tremblent devant toute une nation ( la leur) qui ne leur pardonnera pas la honte de perdre. Las ! on a seulement failli gagner, les dieux tutélaires des Maoris ne l’ont pas voulu!...

Un peu d'histoire. Au commencement, il y a Descartes... Autrefois, les rugbymen français n'étaient pas tant cartésiens que tributaires d'une posture héritée de Descartes: le côté "Moi tout seul contre le reste du monde"! Ce qu'on appelait: le French flair. Une forme améliorée, offensive et jubilatoire, du Cogito: "Je joue, donc je danse. Je danse, donc je suis". La primauté du rugbyman-artiste, insoumis, fantasque, imprévisible par oposition au rugbyman lourd, solide et solidaire, discipliné, à l'anglaise. La suprématie de la truite (jaillissante) sur le bélier (poussif). Aujourd'hui, ce sont les Gallois qui incarnent ce jeu d'inspiration et de mouvement. Les Français sont rentrés dans le rang et, face aux Blacks, ils ont essayé de jouer comme eux, de les prendre à leur propre jeu. En vain!

1. Après ce match funeste, errant sans joie parmi mes livres, je tombe sur le « Traité du désespoir et de la béatitude » de Comte-Sponville : avec un titre pareil, ce doit être un livre sur le jeu de rugby ! Je lis : « Parce qu’ils sont déçus, ils se croient désespérés. Mais s’ils étaient vraiment désespérés, ils ne seraient pas déçus. Notre temps n’est pas celui du désespoir, mais du désappointement. Nous vivons le temps de la déception… Je ne connais que deux dispositions de l’âme, nous dit Comte-Sponville: le désespoir et la béatitude. Et seulement deux dimensions du temps : le présent et l’éternité ». Il s’agit bien de rugby ! Voilà un livre que Marc Lièvremont,
le coach, devrait offrir en consolation à tous ses joueurs.

2. Bon, on ne joue pas une finale sans invoquer la fatalité, surtout quand on l’a perdue ! La fatalité (le fatum), c’est ce qui est écrit d’avance (par le diable probablement) ! C’est cette idée populaire selon laquelle, avant qu’une chose ait eu lieu (un accident, une défaite), il était déjà vrai qu’elle aurait lieu. C’est une superstition ! Que dit Comte Sponville ? « La fatalité n’est qu’un contresens sur l’éternité : c’est soumettre le réel au vrai, quand toute action fait l’inverse ». A quoi s’oppose la liberté : être libre, c’est vouloir. Bon, ça ne me console pas vraiment. Mais d’abord, le rugby, c’est un jeu. C’est quoi un « jeu » ? A quoi est-ce qu’on joue quand on
joue ?...

3. Réponse : « C’est une activité sans autre but qu’elle-même ou que le plaisir qu’on y trouve, sans
autre contrainte que ses propres règles, enfin sans effet irréversible (ce qu’une partie a fait, une autre partie peut toujours l’ignorer ou le refaire) ». Je reprends espoir : le rugby, ce n’est ni la vie (la vie n’est pas un jeu parce qu’on n’y choisit pas les règles et qu’on y meurt pour de vrai), ni le réel ! « Le contraire du jeu n’est pas le sérieux mais la réalité », disait le Dr. Freud. Ca n’empêche pas le joueur d’échecs de prendre son cavalier pour un vrai cheval, ni l’enfant de donner tout son amour à un nounours ! Pareil au rubgy avec le ballon !

4. Je note que le philosophe Alain introduit deux idées fondamentales au rugby : l’espérance, toujours neuve, et la passion. « La passion du jeu, dit-il, correspond à l’émotion d’espérance, qui illumine d’abord toutes nos entreprises, mais est bientôt écrasée par les travaux réels. Le jeu offre un moyen d’échapper aux travaux réels, en ressuscitant aussi souvent qu’on veut une espérance toute neuve, et une crainte dont on est maître ». Vous allez me dire : on est quand même loin du rugby ! Pas tant que ça !... Un peu plus loin, Alain nous dit : « Cette passion a quelque chose de noble ». Puis : « Cette passion est redoutable aux âmes fières ». Noblesse et fierté. Nous y voilà !
C’est ça, le rugby !

5 . Un autre philosophe, Nicolas Grimaldi, nous dit ceci : « Le jeu est un double-jeu. Tout en sachant qu’on joue, on joue à croire qu’on ne le sait pas ». Ouais, c’est là qu’on voit qu’il ne connaît pas les All Blacks, Nicolas Grimaldi. Ils oublient qu’ils ne font pas semblant, eux, ils sont dans le réel, et le réel, ça fait mal. Qu’est-ce que la force ? C’est ce qui fait de l’autre une chose. Le seul remède, la seule réponse à ça, c’est l’enthousiasme, la générosité, et les Français n’en ont pas manqué. Enthousiasme : le mot grec, écrit Voltaire, signifie « émotion d’entrailles, agitation intérieure ». Dans les dictionnaires, je lis : « inspiré par la divinité ». L’enthousiasme serait un transport divin. Mais je crois que Voltaire a raison : sur le terrain, les « entrailles » comptent plus que « la divinité ». C’est une sorte d’ivresse qui abolit la lucidité, le sens critique, surtout quand elle est collective. Là, on dirait que Voltaire s’adresse par avance auxsupporters, aux fanatiques (il n’aimait pas les fanatiques d’aucune sorte). Il dit : « L’esprit de parti dispose merveilleusement à l’enthousiasme ; il n’est point de faction qui n’ait ses énergumènes » ! Mais, bon, les hooligans, c’est le foot, rien à voir !

Quant à la Générosité, ah ça, c’est l'essence du rugby. Rares sont ceux qui savent donner sans compter (non, pas que des coups!). Il faut vaincre en soi la petitesse, l'avidité, la peur, jusqu'à ignore son propre intérêt. On est généreux par choix, par volonté. La générosité, dit Raphaël Enthoven, « c’est l’amour de soi qui permet d’aimer plus que soi-même, d’être à autrui sans réduire le don à l’échange (mais non, pas que des coups !), et de souffrir sans souffrir de souffrir ». On dirait le crédo d’un pilier au cœur de la mêlée.

6. Ah ! la mêlée, là, désolé, les philosophes rendent leur tablier !... Il faut toute l’élégance en prose de Serge Simon, l’ancien pilier, champion de France en 1991 avec Bègles-Bordeaux, pour en dire la beauté, la fureur, le mystère. Ecoutez vibrer son chant d’amour : « Je dois être un avec le talonneur. Je dois m’attacher. Rien ne doit passer, pas même la lumière. Le pilier droit écarte son bras pour laisser passer le mien. Ma main rampe sur le dos du talonneur. Tout en cherchant à prendre le short de ma main libre, je pose une seconde ma tête sur sa poitrine, le temps d’entendre son coeur battre lourdement. Il sent bon. Une odeur de camphre et de boucherie à l’ancienne, d’épices rares et de femmes endormies ». A ce degré-là, ce n’est plus de la générosité, c’est une passion, une mystique. De l’amour !

Est-ce violent ? Oui ! « Imaginez deux créatures informes et viscérales qui s’affrontent. (C’est toujours Serge Simon qui parle…) Deux bêtes aveugles à huit têtes. Chacune veut pénétrer l’autre pour la faire exploser comme une figue mûre. La mêlée est ce combat magmatique et spirituel. Cette partie d’échecs utérine où l’une de ces créatures inquiétantes doit empaler l’autre pour vaincre… Mon cœur s’est arrêté, celui de la mêlée a commencé à battre… La bête respire, son cœur bat. Nous, les trois premières-lignes, sommes ses yeux et son nez, humant le vent à la recherche d’une odeur perdue… Le rugby, la mêlée, sont cette vérité pure à l’origine de l’humanité :
s’approcher, s’accrocher aux autres pour ne pas être dévoré par la nuit. Se lier pour affronter l’effroi. Regardez partout ailleurs, il ne se touchent que par accident. Le rugby est seul à mettre en scène ce vertige du lien… On entre en mêlée comme dans les ordres. On s’y laisse en partie sur le seuil. On renonce à l’illusion de l’individualité… Hors de la mêlée, je suis comme un poisson dans l’herbe… A l’air libre, je me répands comme un gaz ».

Les Français avaient-ils une chance face aux diables noirs? Aucune. Pourtant, ils n’ont perdu que d’un petit point : 8 à 7 – un petit point qui sépare la gloire de la défaite, de la désillusion, de l’oubli. Que leur dire aujourd’hui ? Ceci : vous avez été vaillants, vous avez été braves, vous n’avez pas manqué d’âme (car l’âme, c’est ce qui refuse de fuir quand le corps tremble). Ne transformez pas vos souvenirs en regrets (non, pas de regrets, les gars !), vous avez juste perdu devant la meilleure équipe du monde !

Références : « Le mythe d’Icare. Traité du désespoir et de la béatitude » d’André Comte-Sponville (PUF), « La Mêlée » de Serge Simon (Ed. Prolongations), le « Dictionnaire amoureux du rugby » de Daniel Herrero (Plon), « Les Métamorphoses de l’amour » de Nicolas Grimaldi (Grasset) et « Le Philosophe de service » de Raphaël Enthoven (Gallimard). Cette chronique a été diffusée dans l'émission "Pas la peine de crier" de Marie Richeux, sur France-Culture, le 28 octobre.

La plume au vent, n°8. L'actualité d'octobre 2011 à travers le "Bloc-Notes" de Mauriac

 

Comme je me creusais la tête, ouf! pour trouver le sujet de cette chronique, j’ai relu par hasard certaines pages du « Bloc-Notes » de François Mauriac. La fin de la IVe République, la décolonisation, les années Mendès France, le retour de De Gaulle. Gilbert Bécaud, le M.R.P., les Trentes Glorieuses ! Vous me direz : c’est bien loin, tout ça. La France et les Français n’ont-ils pas terriblement changé ? Et le monde !... Sans doute. Ce qui ne change pas, ce sont les hommes. Lui, Mauriac, il dirait : les âmes, toujours promptes à s’égarer.... Ce qui demeure, en nous, c’est le besoin de vérité (à quoi répond l’écrivain) car Mauriac croit à la vérité, toute la vérité, et il la croit bonne à dire, surtout à ceux qui ne veulent pas l’entendre, à ceux qui croient la détenir et qui la brandissent comme une vertu - ceux qu’il appelle : les pharisiens (et qui prolifèrent sous des étiquettes variées, à toutes les époques).

1. La vérité, pour Mauriac, c’est un acte de foi, (mais une foi anxieuse et agitée) ; c’est un coup de canon : ça éclate et, quand ça éclate, ça fait mal - c’est même à ça qu’on la reconnaît ! C’est un trublion, Mauriac. Un briseur d’assiettes ? Mieux que ça : il a des convictions mais c’est un vrai catholique, il espère et il doute : du salut des hommes, à commencer par le sien. S’il tire le Christ par la manche, c’est qu’il se sent bien seul et qu’il cherche un allié mais il n’est ni arrogant, ni serein. On peut se moquer de ses reniflements, de ses affres, de ses scrupules mais il a toujours des reproches à se faire, un petit péché à confesser, ce qui prouve qu’il n'est pas un saint, et qu'il est honnête homme. Non pas objectif, non, Dieu merci, juste honnête !

Il me semble, en tous cas, en le relisant, que les rognes, les colères, les indignations de Mauriac n’ont rien perdu de leur actualité. Indignation : « sentiment de colère que soulève une action qui heurte la conscience morale, le sentiment de la justice ». Après le livre-manifeste de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! » (suivi de la « Lettre à tous les résignés et indignés » de sainte Opportune alias Ségolène Royal), le mot est à la mode. D’ailleurs, lui, Mauriac, ne l’aime pas trop, ce mot : « On s’indignera peut-être que je m’indigne si peu, écrit-il. C’est que la férocité des hommes a perdu le pouvoir de m’étonner ». C’est pourtant ce qu’il fait, à chaud, presque chaque jour, pendant plus de 30 ans, jusqu’à sa mort, à 85 ans (en 1970). Dans son journal, il ne nous parle pas tant de ses goûts (qui ne sont pas forcément les nôtres) que de ses craintes et de ses démons (qu’on peut aussi ne pas partager).

2. Alors pourquoi Mauriac aujourd’hui ? Je vous réponds. Parce qu’il est libre. Parce qu’il n’est jamais là où on l’attend et qu’il élève le journalisme politique à la hauteur d’un genre littéraire. Parce qu’il ne consent pas à être dupe. Parce qu’il donne à son témoignage la dimension d’un combat spirituel qui transcende l’appartenance à une classe, à un parti ou à une religion. On n’a
plus l’idée de cela. Aujourd’hui, il n’y a plus d’intellectuels, nous avons des experts ! Bref, c’est un empêcheur de penser en rond. De lui, je retiens moins sa cruauté malicieuse que sa
sincérité et son courage. Le courage, c’est toujours ce qui manque le plus aux écrivains (et pas qu’aux écrivains !).

Talleyrand définissait l’Histoire comme « la conjuration universelle du mensonge contre la vérité ... Peut-être mais pas question de fermer les yeux ni de courber la tête ! Pas question de cuire sa soupe dans son petit coin, Mauriac sonne les cloches. « A nous deux ! » semble-t-il dire quand il empoigne sa plume, se souvenant que le mot « style », étymologiquement, signifie "poignrd".

3. Aurait-il écrit (et qu’aurait-il écrit) sur la répression sanglante en Syrie aujourd'hui? Je n’en sais rien. Mais on sait ce qu’il écrit à propos de la répression en Afrique du Nord, en décembre 1953. Il titre ses articles: « La saison du crime » ou bien « L’esprit du 14 Juillet». Ca donne ceci : « Si sanglante qu’elle ait été, et bien que l’aient déshonorée plusieurs crimes, la journée du 14-Juillet 1789 a fixé dans l’histoire une protestation qui ne s’est plus jamais interrompue contre le droit que s’arroge l’Etat d’emprisonner sans jugement, de torturer, de faire disparaître qui le gêne ». Cette protestation lointaine, Mauriac lui donne sa voix tout en se méfiant des grandes vacances parce que c’est une saison propice aux coups tordus. D’ailleurs, au fond, ça l’excite (et les vacances l’ennuient) :« Servir en demeurant un écrivain, servir avec les moyens de l’écrivain, c’est ce qui me fait aimer le journalisme de combat".

4. Qu’aurait-il pensé du mouvement des Indignés (contre la finance mondialisée) et qui
semble, aussi minoritaire soit-il aujourd’hui, acquérir une dimension internationale ? Que représentent quelques dizaines de milliers de manifestants à travers le monde, et notamment tout près de chez nous, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre (oui, en Angleterre !). Après Wall Street, des Indignés ont installé le week-end dernier un campement sauvage au coeur de la City, devant la cathédrale Saint-Paul, à Londres ; il y a eu des heurts avec la police. Mauriac s’en serait-il
ému ? Dans quel camp aurait-il été ? Je crois, en tous cas, qu’il ne se serait pas tu, lui qui écrit :
« C’est le malheur qui engendre la pitié, et je hais le malheur ! ». Lui qui dénonce les exactions commises au Maroc en 1953, « l’indicible misère d’un peuple » qu’on a abandonné et « l’hypocrisie des hommes d’Etat - les nôtres - qui feignent d’être surpris par les événements qu’ils ont préparé eux-mêmes ».

5. Qu’aurait-il pensé de la République de Nicolas Sarkozy ? Le 15 janvier 1962 (dans « Notre République »), il écrit ceci : « Nous vivons sous ce régime étrange : une dictature libérale. D’autres que vous, hélas, ô socialistes ! ont su tirer bénéfice de cette contradiction qui charge un seul homme de toute la responsabilité de l’Etat, comme s’il était un dictateur, mais qui lui interdit d’imposer sa volonté par la force puisqu’il est un libéral et, ajoute-t-il, un chrétien) ». Comme De Gaulle, Mauriac n’est pas fou des partis : « Encombrants, inutiles, ne pouvant plus servir à rien, les partis politiques traditionnels en France ressemblent à ces plantes d’appartements, dans leurs cache-pot énormes, qui ornaient les salons bourgeois de 1895, et que les dentistes de ce temps-là cravataient volontiers d’un ruban rose… Les vieux partis traditionnels français ressemblent de plus en plus à ces chrysalides vides que l’insecte laisse derrière lui, à de diaphanes peaux de serpents, à ces queues coupées de lézards qui remuent encore mais qui n’intéressent plus le lézard » !...Pour autant Mauriac aurait-il salué l’avènement d’une démocratie d’opinion ? Pas sûr.

6. Qu’aurait-il pensé des Primaires du Parti Socialiste ? Aurait-il trouvé qu’elles étaient contraires à « l’esprit de la Ve république », comme l’a dit le président Sarkozy ? Ou bien aurait-il été sensible à l’élan populaire et démocratique qu’elles ont suscité ? Je lis ceci. « Il dépend de nous de susciter, dans la masse des électeurs, une exigence de justice qui l’emportera sur l’avidité organisée des grands féodaux » (L’Express, 2 avril 1955). Qu’aurait-il pensé de la victoire proclamée du candidat Hollande ? Sans doute aurait-il été prudent ? « Un aussi vieux peuple que le nôtre est trompé depuis trop longtemps, écrit-il : il ne se méfie plus. Il sait que ce qu’on lui raconte n’est pas vrai, tâte dans sa poche son porte-monnaie, et tant qu’il est encore là, renonce à se fâcher parce qu’il juge de la fonction publique comme de tous les métiers qui, croit-il, reposent sur le mensonge : bateleurs, bonimenteurs, marchands d’orviétan » !

7. Pourtant, c’est le même qui, dans « L’Express » de Jean-Jacques Servan-Schreiber (qu’il quittera avec fracas par fidélité à De Gaulle) s’enthousiasme - on l'a un peu oublié! - pour Pierre Mendès France, en 1955 : « On me demande souvent : « Que lui trouvez-vous d’extraordinaire, à ce Mendès France ? » Rien d’extraordinaire, précisément. Il n’est rien qui lui convienne moins que le titre de « superman », car il est au contraire un homme au niveau de son époque, accordé à ses recherches, le seul homme politique français dont l’ambition, certes passionnée, soit, comme on dit, de remettre son pays dans le coup ». Il ajoute : « Aucune passion ne nous porte vers lui, mais ce simple raisonnement qui, si nous sommes malades, nous fait choisir, entre plusieurs médecins, celui qui l’emporte sur tous les autres par le diagnostic, par l’esprit d’initiative, par je ne sais quoi qui nous fait croire à la chance d’un homme parce que lui-même y croit, et qu’il ne doute pas de son bonheur, ni du pouvoir qu’il a de nous guérir ». Mais Hollande a-t-il assez d’âme pour revêtir l'armure de saint Pierre, le grand décolonisateur?

8. Mauriac aurait-il été ému par les larmes de Ségolène Royal au soir de sa (nouvelle) défaite ? Dans un article intitulé « De la cruauté en politique » (« Notre République », 3 mars 1967), il cite un vers d’Anna de Noailles : « La paix qui m’envahit quand c’est vous qui souffrez !... » et un autre de Racine (dans « Britannicus ») : « J’aimais jusques aux pleurs que je faisais couler !..», puis il écrit ceci : « Il est certain que les passions de la politique ne nous rendent pas doux et qu’en cas de victoire nous éprouvons un merveilleux plaisir à regarder saigner l’adversaire. C’est de toutes les passions celle qui intéresse le moins le cœur. On n’est jamais bon en politique. Nous sommes chez les insectes, et on ne saurait même plus parler d’instinct : il s’agit des lois d’un monde féroce où le cadavre d’un ennemi a toujours senti bon ». Mauriac est-il de gauche ? Ecoutez, en de certains endroits, oui, puisqu’il est chrétien.

On n’est pas toujours d’accord avec ce qu’écrit Mauriac : c’est ce qui en fait le prix ! Sur Mai 68 ou sur l’Allemagne, il a tout faux. Pas grave. C’est quelqu’un avec qui on peut se brouiller souvent, c’est son charme : il aime à claquer les portes. Lui-même est un poisson plein d’arêtes qu’on voudrait recracher parfois. A propos de brouille, Mauriac cite ce qu’écrit Sartre (dans sa nécrologie de France-Observateur) à la mort de Camus, en janvier 1960 : « Nous étions brouillés, lui et moi : une brouille, ce n’est rien – dût-on jamais se revoir – tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. Cela ne m’empêchait pas de penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de me dire : « Qu’en pense-t-il ? Qu’en dit-il en ce moment ? ».

C’est un peu ça qu’on se dit quand quelqu’un vous manque.

Références. Le « Bloc-Notes » (5 vol.), Points-Seuil et « D’un Bloc-Notes à l’autre, 1952-1969) », édition établie par Jean Touzot, Bartillat, 2004. Cette chronique a été diffusée dans l'émission "Pas la peine de crier" sur Francce-Culture, le 18 octobre.

L'automne littéraire, 5. Murakami, le maître des heures

"1Q84" de Haruki Murakami, 2 volumes, 1064 pages, Belfond (46€).

Oubliez d'abord ce que vous savez du temps: qu'il n'y a pas deux temps simultanés, que le temps n'a pas de vitesse, que le temps ne peut pas se renverser, qu'il n'y a pas de temps imaginaire, etc. Imaginez ensuite un roman à deux temps, en deux saisons: le printemps et l'été. Imaginez que le temps - oui, le temps qui passe, le temps qu'il fait, le temps qui est la "forme universelle du changement", le temps qui dort, le temps qui règne - soit un dragon pensif, et que le monde soit son rêve. Vous me suivez?...

Maintenant imaginez un livre grand comme une armoire à glace avec des tiroirs secrets, et communicants, c'est à dire, et en même temps: un roman policier, un roman d'amour (entre une tueuse professionnelle et un prof de maths qui rêve de devenir écrivain mais là, je crains de vous égarer!), un roman initiatique, un roman d'anticipation où ce qui advient est réel mais sans avoir vraiment (de) lieu, sinon dans la pensée... est-ce que vous me suivez toujours?...

Pour le dire autrement, tout se passe, dans ce roman, comme s'il y avait deux mondes parallèles: d'un côté "1984" (clin d'oeil à Orwell) et de l'autre "1Q84" - sachant qu'en japonais, la lettre "Q" se prononce "kyu" comme le chiffre "9". Là, deux lunes brillent dans le ciel. Pourquoi? Qu'est-ce que "la chrysalide de l'air"? Qui sont les Little People? Ne posez pas de questions. C'est comme si le passé, tel qu'il fut ou tel qu'on imagine qu'il fut, suscitait le présent dans un miroir déformant, et pourtant terriblement vrai.

Pour le dire encore autrement: les choses qui sont enfermées dans notre coeur n'existent pas dans ce monde: Murakami les libère. Car le coeur est le siège du courage, et de la tendresse, et c'est lui qui distribue la force et la vie.

Murakami est un passe-muraille, un écrivain psychopompe et mercurien. Il inquiète les catégories, il abolit les frontières entre les espèces, les genres, les époques, il se dépayse; il circule, il respire librement dans l'étrangeté, à la lisière du fantastique, mais ce n'est pas le genre à vous peindre des cornes à la place des yeux! Que c'est bête le surréalisme, et quel manque d'imagination! Le réel est baucoup plus menaçant, et Murakami bien trop rêveur pour sombrer dans l'onirisme. Pas question de lâcher ni la proie - le réel, la société, l'histoire - ni l'ombre.

Le roman s'inspire de deux événements qui ont bouleversé le Japon en 1995: le séisme de Kobé et l'attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo fomenté par la secte Aoum. Sauf que tout est distillé, transmuté, transformé en alcool fort par une fiction puissante qui fonctionne comme un alambic. Murakami ou la forme ultime du réalisme quand il est magique!

On a parlé à son sujet d'une écriture "hypnotique": on résiste d'abord, et puis on cède, on s'abandonne. Ce n'est pas le moins troublant dans le style de ce livre qui déconcerte par son absence d'aspérités, et semble presque plat, inodore. "Les mathématiques, pour moi, c'est, comment dire, trop naturel Comme un beau paysage. Simplement, les choses sont là". C'est un peu cela qu'on ressent, "c'est comme de l'eau qui coule". On est endormi, anesthésié et confusément déçu que, si j'ose dire, ça ne fasse pas plus mal!

Reste l'univers de Murakami où tout est relié - les astres, les créatures, les dieux - et où ce qui donne sens au monde, c'est la catastrophe. Rien de plus japonais que cela. Toujours capable de déceler l'impalpable péril dans une aile de papillon, Murakami est sensible - c'est le mot - aux présages, aux prémonitions, aux pactes secrets et aux tropismes infimes, entre les hommes et la nature. Il donne toute sa place au surnaturel. Il est soucieux de détails jusqu'à nous donner maniaquement la marque précise d'une voiture, d'un vêtement ou d'un revolver, comme Bret Easton Ellis, et pourtant tout flotte, tout s'estompe, tout se déréalise.

On est dans l'implicite, dans le latent, dans le songe - quoi de plus réel qu'un songe? On a l'impression que les corps tantôt flottent comme des algues, tantôt se heurtent comme des atomes. Là où on ne voyait rien, devant une voie ferrée, dans une ride sur l'eau ou un nuage qui passe dans le ciel, il entrevoit des heures, des processus, des destins.

J'aime qu'il parle de la solitude comme du pressentiment d'un soi immuable et menacé.

La plume au vent, n°7. Pan Jinlian ou de la postérité du roman chinois dans le comportement amoureux des jeunes Chinoises étudiant en France (*)

 

Saviez-vous que notre beau pays, la France, était une école de débauche, d’indécence et de lubricité et que nos universités étaient des lieux de perdition pour les jeunes filles étrangères ?... Il semble en effet que les étudiantes chinoises ayant séjourné quelques années en France perdent toute moralité ! C’est le point de vue qu’a exprimé récemment un jeune prof de droit de Pékin, érigé en protecteur de la vertu, et qui, au milieu d’un cours, a violemment dénoncé l’effet déplorable de nos mœurs sur la jeunesse de son pays.

Celui-ci ignorait qu’il était filmé et que ses propos - outranciers et assez anecdotiques au demeurant - allaient se répandre comme une traînée de poudre sur le Net. Sa déclaration a aussitôt été reprise par le quotidien chinois en langue anglaise, le « Global Times » - un journal ultra-conservateur, nationaliste, et qui ne se distingue pas par son sens de l’humour ! On a pu ainsi lire, avec stupeur, en anglais et en gros titre : « Female Chinese students return from France floozies ». A « floozie », en anglais, c’est ce qu’on appelle en bon français: une pouffiasse. Ou comme disait (plus joliment) ma grand-mère : une gourgandine. C’est une nouvelle d’une gravité telle que, dans les colonnes du « Global Times » l’accident sur la ligne 10 du métro de Shanghaï (300 blessés et quelques dizaines de morts qu’on ne nous dit pas) est passé au second plan.

Pour illustrer son propos, notre nouveau Savonarole pékinois cite, très sérieusement, le cas désastreux d’une jeune Chinoise qui aurait eu en France « dix amants », et subi plusieurs avortements ! A peine rentrée en Chine, elle aurait aussitôt divorcé de son mari (car elle était mariée) et entretenu: « des relations avec quatre hommes en même temps »! Vous vous rendez compte ! Pire encore : elle aurait couché, dit-il, avec : « des hommes blancs, des hommes noirs, mais pas des jaunes » ! Non, là, c’est trop, les Français sont décidément de grands pervertisseurs (… et même des pervers tout court)!

1. C’est un lieu commun en Chine : la France est un « pays romantique ». Comprenez : les Français ne pensent qu’à ça, nous sommes un peuple corrompu et décadent, quand les Chinois, au contraire, ne songent qu’à construire l’avenir radieux du socialisme ! A en croire ce jeune Tartuffe - il s’appelle : M. ZhangHaixa -, les étudiantes reviennent de France avec des «pulsions sexuelles hautes comme les vagues du fleuve Yang-Tsé », célébrées par le président Mao. Ah, le président Mao ! On sait que, à la fin de sa vie, le Grand Timonier était devenu un vieillard infirme et libidineux, aimant à caresser de jeunes vierges, un peu comme un vieux matou hilare et ventru dévore des souris. N’a-t-il pas dit, dans sa grande et profonde sagesse : « Je me lave dans le corps des femmes ». Il ne faut pas confondre Confucius avec le « Kâma Soûtra », l’hygiène avec la débauche !

Mais regardons de plus près. Qu’a-t-il dit, exactement, notre professeur de vertu ? Ceci : « Toutes les étudiantes chinoises rentrées en France sont pourries jusqu’à la moelle. Ce sont toutes des super Pan Jinlian » !..

2. Pan Jinlian !... Nous, ça ne nous dit pas grand-chose mais, pour un Chinois, oh la la ! vous n’imaginez pas le tumulte d’images que ce nom seul convoque. Qui est Pan Jinlian ?... Pan Jinlian alias Lotus d’Or, c’est un personnage féminin – devenu presque une « mythologie, au sens de Roland Barthes - qui apparaît de façon récurrente, balzacienne, dans deux des grands romans
fondateurs de la littérature chinoise que sont : « Au bord de l’eau » et le « Jin Ping Mei » (en français : « Fleur en fiole d’or »). Que signifie ce personnage ? De quoi son nom est-il synonyme ?... Je vais vous le dire… mais d’abord un mot sur ce roman : Au bord de l'eau (Shuǐ hǔ zhuàn en chinois), c’est à dire, littéralement : « Le Récit des berges »).

C’est le plus célèbre roman chinois. Roman-fleuve, roman d’aventures picaresque, roman de mœurs, issu des contes de la tradition orale et attribué à l’auteur Shi Nai’an (XIVe siècle). Mais pas besoin d’être un lettré ! Sa place dans la culture chinoise, c’est un peu celle des « Trois Mousquetaires » en France, ou des aventures de Robin des Bois en Angleterre. En Chine, on y fait constamment allusion, sous forme de pastiche ou de citations, dans la peinture, dans le cinéma, dans la publicité. L'ouvrage est la source d'innombrables expressions littéraires ou
populaires. Mais surtout (nous y voilà !) : de nombreux personnages du livre incarnent des vertus (ou des vices) emblématiques. Par exemple : Lin Chong, seul dans la neige, pour décrire la patience et la droiture face à l'adversité ; ou bien Li Kui, irascible et violent mais dévoué à sa mère impotente, pour signaler un homme qui, sous ses défauts apparents, recèle des qualités cachées. Ou encore : Pan Jinlian, qui elle personnifie la séduction, la perfidie, la luxure, la prostitution, le crime, la traîtrise. C’est l’incarnation du Mal en jupon de soie. C’est Milady dans «Les Trois Mousquetaires » !

3.Pour mieux comprendre, il faut un peu connaître son histoire… Quelle est son histoire ?... Dans « Au bord de l’eau », Pan Jinlian est une femme d’une grande beauté mariée avec un homme petit et laid, Wu Dalang, qui est le frère du héros, Wu Song. Comme elle en est très malheureuse - son union avec Wu Dalang est décrite comme « une rose placée sur une bouse de vache !» -, Pan Jinlian va tenter de séduire Wu Song, le frère de son mari, mais Wu Song restera de marbre. Plus tard, il découvrira que Pan Jinlian a un amant et qu’elle a… assassiné son mari ! Il sera très en colère : il tuera sa belle sœur et son amant pour défendre l’honneur bafoué de la famille. C’est bien fait ! Bref, dans la mémoire collective chinoise, Wu Song, c’est à la fois Bayard et Zorro, un chevalier sans peur et sans reproche, un héros capable de tuer un tigre à mains nues, de résister aux appas d’une femme fatale ou de venger un frère infortuné. Pan Jinlian, c’est un mixte de Lucrèce Borgia et de Madame Bovary : une femme adultère et une empoisonneuse. (J’ai oublié de vous dire que Wu Song était très beau - « avec des yeux qui brillent comme des
étoiles, des sourcils profonds, un buste large et un corps musclé » - et qu’il connaîtra ensuite bien d’autre aventures dans la « Montagne des Deux-Dragons » en devenant le chef de l’armée des 36 astres célestes mais je ne peux pas tout raconter !)

4. J’ai dit que Pan Jinlian était un personnage récurrent. On la retrouve en effet dans le roman « Jin Ping Mei » (« Fleur en Fiole d’or »), véritable chef d’œuvre du roman amoral et libertin. Les personnages semblent sortis d’un conte licencieux de Boccace corrigé par le Laclos des « Liaisons dangereuses » ! Rappelons que le livre est toujours interdit officiellement en Chine pour cause d’obscénité. Là, l’histoire est un peu différente. Le personnage central, c’est Ximen Qing, (ch/tch) un mandarin affairiste, corrompu et dépravé. Avec ses compagnons « il néglige l'étude et passe ses jours, indolent et oisif, dans la recherche du plaisir ». Il pourrait presque être Français ! Un jour, lassé de son épouse et de ses concubines, il s'éprend de qui ?... de Pan Jinlian bien sûr !

Pan Jinlian, dans le « Jin Ping Mei », c’est une Messaline de province ou, si vous
préférez, une garce : elle intrigue, elle couche avec les domestiques, elle se fait avorter. On nous dit qu’elle adore se livrer au « jeu des nuages et de la pluie » (terme imagé pour dire qu’elle est experte en fellation) et qu’elle avale avec volupté l’urine de ses amants ! Délaissée à son tour, jalouse, elle provoquera la mort du jeune fils d’une concubine et celle de son sinistre mari par overdose d’aphrodisiaques. Après quoi, elle sera vendue comme esclave et tuée par le frère de son premier mari (Wu Song, vous me suivez ?..).

5. On l’a compris, quand un Chinois traite une femme de « Pan Jinlian » alias « Lotus d’Or », ce n’est pas un compliment ! Quand on lit ces romans chinois, où on appelle un chat un chat (même si on se donne des noms de fleurs), on peut s’interroger : d’où vient la pruderie des Chinois ? Car tout est fleur dans le sexe en Chine. Un « bateau fleuri », c’est un lupanar flottant, une « maison fleurie », un bordel. La France, vue de Chine, ce doit être un « pays très fleuri » !

Références: « Au bord de l’eau » (traduit par Jacques Dars) et « Fleur en fiole d’or » (traduit par André Lévy) dans l’édition de la Pléiade, ou en Folio.

(*) Cette chronique a été diffusée dans l'émission "Pas la peine de crier" animée par Marie Richeux, sur France-Culture, le 11 octobre dernier.

La plume au vent, n°6. Quand Salluste et Cicéron dénonçaient la corruption dans la république (*)

 

1. Petite leçon de démocratie en version... latine! On sait combien les principaux acteurs de la Révolution française ont admiré (et idéalisé) la vertu incarnée par la République romaine. Ils
auraient frémi d’horreur - Robespierre, l’Incorruptible, sans doute plus que Danton, un brin vénal et prévaricateur -, s’ils avaient su à quel point la corruption sévissait à Rome, dans les
derniers temps de la République. En relisant les auteurs latins, Salluste et Cicéron, (qui, eux non plus, n’étaient pas blancs comme neige), on voit que les scandales financiers et les « affaires »
(de corruption) ont été une composante essentielle de la vie politique, à Rome. Dieu merci ! cette époque est révolue, nous vivons en France sous le régime d’un président ennemi de la
fraude, et partisan d’une « république irréprochable »...

2. Je vous parle en effet d’une époque lointaine et barbare. Nous sommes au Ier siècle, avant
Jésus-Christ. Rome, toujours menacée par la guerre civile, vit des heures troubles. Le frêle équilibre des institutions que la République avait su conserver à ses débuts menace de se briser. Les pratiques politiques des élites ont changé. Autrefois, s’engager au service de l’Etat relevait d’un devoir civique (et même patriotique). Ce temps-là n’est plus ! Salluste est scandalisé: « Les hommes nouveaux s’efforcent de conquérir commandements et honneurs non par le mérite, mais par le brigandage ! », écrit-il. La république se dévoie au service d’une oligarchie avide et sans scrupules qui cumule le pouvoir et l’argent. Rien à voir avec la France d’aujourd’hui, n’est-ce pas !

3. En revanche, du point de vue économique… A l’époque, l’annexion des régions conquises par la république impériale alimente un flux considérable de richesses vers Rome. Tandis que les paysans sont livrés aux spéculations des grands domaines agricoles, le commerce profite des capitaux qui circulent d’un rivage à l’autre du monde romain. C’est (déjà) une sorte de mondialisation ! Quelques ambitieux bâtissent leur puissance sur le contrôle de vastes
réseaux financiers… Des fortunes colossales se construisent en peu de temps. Les pauvres sont de plus en plus pauvres, et les riches de plus en plus riches… Triste époque, on n’a plus l’idée de cela !

Sans compter que, dans les dernières décennies de la République, la concurrence entre les partis
politiques (et même à l’intérieur des partis) devient féroce : dès lors, la corruption est devenue nécessaire, ne serait-ce que pour disposer d’une chance aux élections (car il y a des élections !). Mais, pour gagner, il faut dépasser ses rivaux en largesses. A Rome, la corruption est un outil électoral. Et l’obtention d’avantages et de faveurs, la brigue (en latin : l’ambitus), un système.

4. On distingue alors deux types de délit : le péculat, le vol d’argent public, et la res
repetunda, c’est à dire l’acceptation de dons, de (rétro)commissions, de cadeaux, bref, l’enrichissement personnel lié à une charge publique. Dès le milieu du IIe siècle (avant J.C.), ces deux délits relèvent d’un tribunal permanent mais les pots-de-vin (offerts par les ambassadeurs étrangers), les conflits d’intérêt ou les gratifications diverses ne sont pas vraiment condamnées. Non, c’est du lien social, une forme d’amitié entre égaux - du copinage si vous préférez ! On n’a plus l’idée de cela !

En fait, ce qui complique notre perception de la chose publique romaine, aujourd’hui, c’est notre tendance à confondre 3 choses différentes : la corruption, le clientélisme (c'est-à-dire un lien
d’allégeance personnelle entre un patron et son protégé) et ce qu’on appelle à Rome : l’évergétisme. L’évergétisme, c’est cette pratique qui consiste, pour un notable, à faire profiter la collectivité de ses richesses. A lui offrir des fêtes, des banquets, des stades, des amphithéâtres, des voyages en Tunisie, vous voyez ? Des diamants? Le cas est rare.

C’est aussi, c'est surtout: l’art de complaire au peuple, de le flatter : « Du pain et des jeux (du
cirque) ! En français moderne : de la télé, du foot et du loto !

5. Quand on pense que, contrairement à nous, les Romains n’ont même pas su se doter d’une loi sur le financement des campagnes et des partis politiques, vous vous rendez compte ! Un sénateur doit compter sur son patrimoine, sur celui de ses amis et de ses alliés plus fortunés. Rassurez-vous : les prêts sont contractés auprès d’amis sûrs, (cela vaut mieux que de devoir s’adresser à des gens peu recommandables, non ?) et ils sont remboursés… sous forme de services divers ! En outre, la corruption (qui s’autofinance grâce aux butins, aux extorsions et aux pots-de-vin), est un capital utile en cas de crise financière ou de guerre.

Alors, que fait la justice ? Pas grand-chose, hélas ! D’abord parce que les politiciens crapuleux, par définition, sont assez riches pour acheter les juges. Ensuite, parce qu’ils peuvent toujours s’enfuir dans un exil doré et échapper à l’amende : 40 millions de sesterces dans le cas du sinistre Verrès, l’ennemi personnel de Cicéron, le sinistre propréteur (gouverneur) de la Sicile. Eh oui, la Sicile déjà !

6. Bref, à Rome, un homme isolé et sans relation ne peut s’élever sur la scène publique. Si l’on veut conquérir le pouvoir, il faut au préalable avoir tissé autour de soi un vaste réseau d’obligés, de clients, d’affidés, qui en échange de services rendus vous apporteront leur soutien au moment des grands rendez-vous électoraux. On comprend que les élus (qui ont investi des sommes immenses) songent ensuite à tirer profit d’une position chèrement acquise ! Vous me direz, tous ces trafics, (ces valises de sesterces…) concernent surtout les périodes électorales. Oui, mais comme les mandatures des magistrats sont annuelles, la ville est constamment en période électorale !

Ce qui mine le dernier siècle de la République, c’est la compétition stérile entre les deux partis dominants : les Populares et les Optimates. La gauche et la droite ? Pas tout à fait, encore que !... A lire Cicéron ou Salluste (mais faut-il les croire ?...), ces deux partis sont animés uniquement par le désir de pouvoir qui anime tous les membres de la classe politique ! C’est fou, non ?... D’un côté, les conservateurs qui s’appuient sur la tradition et l’autorité des anciens. De l’autre, les tribuns de la plèbe, faux démocrates et vrais démagogues, qui invoquent les suffrages de la rue et manipulent habilement l’opinion pour servir leurs ambitions personnelles. Le peuple est le spectateur las des luttes entre ces deux factions. Il y a à Rome, comment dire… : une fracture entre le peuple et les élites. SPQR (Senatus Populusque Romanum), tu parles ! On voit que nos mœurs sont bien différentes ! Liberté, égalité, fraternité, quel progrès !

7. Pour finir, laissons la parole à Salluste (un indigné de l’époque) qui tente de réveiller ses concitoyens impuissants et résignés : « Mais qui sont ces hommes qui se sont emparés de la République ? Des gens d’une cupidité sans bornes pour qui tout ce qui est vertu ou vice est une occasion de profits. Plus ils sont coupables, plus ils sont à l’abri ! La crainte que devraient leur inspirer leurs crimes, c’est à vous qu’ils l’inspirent, par votre lâcheté… Cette union qui serait amitié entre gens de bien n’est que complicité entre scélérats. Si vous aviez autant souci de la liberté qu’ils ont de rage pour la domination, la république ne serait pas livrée au pillage, comme elle l’est, et vos bienfaits iraient aux meilleurs, non aux plus effrontés ! ».

Je signale qu’un récent sondage TNS-Sofres (réalisé pour la Matinale de Canal+) révèle que 72% des Français estiment que leurs dirigeants politiques sont « plutôt corrompus » et que, en 2010, la France était classée au 26^e rang en matière de corruption avec un IPC (indice de perception de la corruption) de 6,8 selon Transparency International ! (Comment font-ils pour calculer ça… - sachant que l’argent ferme toutes les bouches ? Je l’ignore).

(*) Cette chronique doit beaucoup aux travaux des historiens Cristina Rosillo Lopez et Benoît Jeanjean que je remercie. Elle a été diffusée dans l'émission "Pas la peine de crier", sur France-culture, le 4 octobre.