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30 mai
"Epigraphes" d'Elsa Jonquet et Patrick Mosconi, Seuil, 136 pages, 14,50 euros.
On peut comparer les épigraphes, ces citations que l'auteur place en tête de son ouvrage, à une sentinelle, à un étendard, à un panneau, à une borne, à des petits cailloux lancés dans un puits. Ca fait pschitt! ou plouf! Ca évoque, ça oriente, ça coiffe; ça signifie, au moins une intention, un désir, une direction. Cela peut être anodin, ce n'est jamais innocent.
Je raffole de ces petits livres qui se picorent. On les pose assez vite, on les oublie, puis on les reprend avec entrain. A les lire d'une traite, le charme s'use mais on y revient toujours. Les auteurs, Elsa Jonquet et Patrick Mosconi, ont eu la bonne idée, "dans un ultime clin d'oeil au surréalisme", de classer "leurs" épigraphes selon les lames du tarot de Marseille: 1. Le Bateleur (naissance-jeu-commencement-initiation-apparence-jeunesse-énergie-possibilité-mensonge), 2. La Papesse (mystère-secret-connaissance-gestation-distance et solitude-dépendance-philosophie), 3. L'Amoureux (choix-désir-tentation-incertitude-conflit-émotivité-libre arbitre-enthousiasme), etc.
J'aime beaucoup celles-ci:
"Si on dit la vérité, on est certain d'être découvert tôt ou tard" d'Oscar Wilde bien sûr (dans "La Colonne de fer" d"'Abel Paz.
"L'écrivain paresseux a une plume dans la main" de Lucien Narboni (dans "Bestiaire pour les jours de cafard" de Jean Zéboulon).
"Dieu n'est qu'un acteur qui joue face à un public qui a peur de rire" de Voltaire (dans "L'Agneau" de Christopher Moore).
Un peu de politique? Voici:
"L'idéal, c'est quand on peut mourir pour ses idées; la politique, c'est quand on peut en vivre" de Péguy (dans "La mémoire des vaincus" de Michel Ragon).
"Il s'agit de faire le tableau d'une sourde oppression que toutes les sphères sociales exercent les unes sur les autres, d'une maussaderie générale mais inerte, d'une étroitesse d'esprit faite d'acceptation et de méconnaissance, le tout bien encadré par un système de gouvernement qui, vivant de la conservation de toutes les vilénies, n'est lui-même que la vilénie au gouvernement" de Karl Marx (dans "LQR, la propagande du quotidien" d'Eric Hazan). Pas mal, non?
Vous préférez les mystiques? "Il veut, dit-il, être libre. / Qu'on le tue! / Dieu parle: / Qui me cherche, il me trouve. / Qui me trouve, il me connaît. / Qui me connaît, il m'aime. / Qui m'aime, je l'aime. / Qui j'aime, je le détruis" de Sidna Ali, mystique musulman du XXe siècle (dans "Les Frères ennemis" de Nikos Kazantzakis.
Pour finir: "L'orage rajeunit les fleurs" de Baudelaire (dans "Discours parfait" de Philippe Sollers)!
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21 mai
"Darling River" et "La Faculté des Rêves" de Sara Stridsberg, romans, traduits du suédois par Jean-Baptiste Coursaud, Stock.
J'ai rencontré Sara Stridsberg en mars dernier, au Salon du Livre de Paris, dans le cadre des rencontres organisées par le CNL, sur la littérature nordique. Fière de son renom naissant, fêtée comme un people dans les gazettes, elle présentait son roman "La Faculté des Rêves" dans lequel elle restaure la figure de Valerie Solanas: cette féministe radicale, on s'en souvient, avait voulu assassiner Andy Warhol en 1968, juste après avoir écrit le "SCUM Manifesto" (1) - un texte où elle préconisait l'abolition du genre masculin comme mesure de salut public (2). J'ai interviewé Sara, la peur au ventre, intimidée par sa frange noire et son allure de pythonisse punk, en renonçant par veulerie à lui demander pourquoi elle avait si mal tourné alors que tout la destinait à une vie rangée et à un gentil mariage en Suède!
J'admire la force de son livre, la fureur maîtrisée de sa vision, sans être sûr de l'aimer. Les motels infâmes, la déréliction, les femmes perdues, le vomi sur la moquette, les fausses couches, le désert, l'Amérique... Elle avait senti la pointe de réticence sous mon admiration et m'en avertit, en léchant rêveusement sa plaie, d'un coup de talon dans les dents. C'était bien fait! Marre de ces critiques qui vous expliquent doctement des livres qu'ils n'ont pas écrits!
Dans ce roman, "La Faculté des Rêves", Sara Stridsberg adopte le personnage de Valerie Jean Solanas, un peu comme Joyce Carol Oates s'est emparé de Marilyn Monroe dans "Blonde". "Pas une biographie mais une fantaisie littéraire. Un roman", dit-elle. Pourquoi? De quoi Madame Solanas est-elle le nom? Elle répond sans détour: "Le destin de Marilyn est celui du suicide. Le destin de Valerie Solanas, celui de la pute esseulée et défoncée". Elle est "l'outsider ténébreuse du mouvement de libération des femmes, de ses mustangs et de ses traîtres". Elle est encore "le changeling (l'enfant volé) sombre, à l'intelligence supérieure, la mammifère transfuge qui rêve de sortir en courant de l'histoire et du récit trop étroit dont la femme est le sujet".
Au-delà de la rage féministe qui irrigue le texte de Sara Stridsberg, on est touché par son infinie tendresse envers son personnage. Comme si elle caressait un monstre: elle est à son chevet, elle l'escorte avec douceur dans sa longue agonie. Elle s'insinue dans les lacunes de sa biographie. Elle ramasse les pots cassés de la légende. Elle veut puiser de la grâce - de luminueses parcelles - dans les situations les plus sordides. Elle rectifie le trait, corrige les imperfections, varie la lueur, pose des ombres - elle a un faible pour les néons quand ils sont mauves! Et soudain, traîtreusement, elle vous braque un projecteur en pleine face, elle vous interpelle, elle vous somme de réagir.
Valerie la fait "rêver de crasse et de roses"; elle pense à "une fille aussi utopique qu'un ciel". Et plus Valerie s'égare, plus elle l'élève. Sartre n'a pas fait mieux en hissant Genet sur sa colonne de saint et martyr, à la stupeur de l'intéressé qui eut l'impertinence d'avoir une autre opinion sur le sujet. Qu'aurait pensé Valerie Solanas de son portrait? On ne le saura jamais et, au fond, on s'en moque. D'emblée, Sara Stridsberg impose sa forme, son tempo, sa poétique: elle procède par une succession de tableaux, d'états, de fragments, comme dans un rêve. Elle met de l'algèbre dans le chaos, de l'électricité dans le paysage, avec des répits, des coupures (de courant), des haltes désirées et promises. Rien n'est plus concerté, plus construit, plus habile que cela. Avec de la (haute) tension (nerveuse), elle suscite autour de l'héroïne (dans les deux sens) une lumière crue qui découpe, à vif, les angles mort de la destinée.
La méthode n'est pas si différente dans "Darling River". Le livre qui lui sert de modèle ou de matrice, c'est le "Lolita" de Nabokov - un livre qui dans l'Amérique d'aujourd'hui ne verrait sans doute pas le jour. Sara Stridsberg nous offre, pour la seconde fois, un livre accompli - très vénéneux, très prémédité, très écrit. Même phrasé alternant les heurts et la mélodie. Même succession de scènes blessantes, criardes, hypnotiques. Avec Sara, on ne quitte jamai la douleur! On retrouve ici le thème de la séparation, de l'errance, de l'abandon maternel, en particulier le motif obsessionnel de l'accouchement liée à la mort.
Oui, sauf que "Lolita", ce n'est pas morbide, ce n'est pas malsain, c'est tragique! Ce qui traverse le roman de Nabokov, ce qui nous manque ici, c'est le sens de la fatalité qui broie le héros, Humbert Humbert, sa lucidité effarée, sa démence froide, plus proche des tourments d'un Oedipe aveugle que des phantasmes d'un pervers. D'ailleurs, dans "Darling River", c'est son histoire à elle, Lolita devenue Dolorès Haze, que l'auteur nous raconte, dans l'allure d'une ballade. Là où Nabokov affiche un cynisme glacé, Sara Stridsberg préfère un lyrisme strident. Nabokov écrit une confession, Stridsberg compose une symphonie.
Dans cette encre venimeuse et enchantée, toute vie devient un processus monstrueux dont l'auteur décrit chaque phase avec une fascination mêlée d'effroi. Après avoir peint sa toile, "Le Cri", le peintre Edvard Munch raconta: "J'ai senti un immense cri traverser la Nature. J'ai peint les nuages comme du sang frais. La couleur hurla". Un roman de Sara Stridsberg, c'est un peu cela, en prose. Un aveu exaspéré du moi profond. Cet auteur fait mieux pourtant que transcrire des affres, propager des métaphores obsédantes, inventer un mythe personnel, elle réussit à annexer le ciel, les étoiles, l'autoroute, la rivière, à la courbe intime de sa main et de son cerveau. Par endroits, on pense au "Baal" du jeune Brecht, cette ode enragée à la Nature, oscillant entre les "Illuminations" de Rimbaud et l'expressionnisme allemand.
"Il faut savoir se perdre parfois si l'on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas", disait Nietzsche. Si un écrivain se distingue par son aptitude à vous conduire, de gré ou de force, là où l'on n'a pas envie d'aller, alors Sara Stridsberg est un écrivain indéniable. Elle a un style, un univers et un tempérament: tout ça vous crève le coeur et le papier!
(1) SCUM: acronyme pour "Society fur cutting up men". "Scum" en anglais signifie: excrément, pourriture, rebut, lie. "He is a scum": "C'est une ordure, un salaud".
(2) "J'avais lu son manifeste, le SCUM Manifesto. J'avais été fascinée, excitée, émue à en pleurer par cette diatribe d'une virulence et d'une insolence irrésistibles, cette satire du patriarcat qui ne ressemblait à rien de ce que j'avais lu à ce jour provenant du mouvement de libération des femmes, voire de tout autre mouvement féministe. La langue était insensée, les revendications belles et démentielles, et du texte sourdait une voix d'animal sauvage qui semblait ne respecter aucune des conventions en vigueur dès qu'il est question de rhétorique, de politique, d'art, de philosophie et d'avenir... J'ai commencé à rêver d'une superfille qui volerait par-delà les galaxies avec une autre fille lui tenant la main. Pour moi, elle était poésie et elle relevait des poètes plus que des politiques. Elle me faisait penser à Sylvia Plath, Courtney Love, Gertrude Stein, Yoko Ono, Billy Holiday, Tracey Emin, Miss Univers et Michel Houellebecq" ("La Faculté des Rêves", p. 407)
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20 mai
Depuis dimanche, j'ai du mal, je l'avoue, à penser à autre chose. C'est la chute d'un homme. Un homme! Une bouillie de songes épars et de regrets. Une insomnie. Un spectre. Il mérite de susciter la pitié, la crainte et la curiosité des hommes. Et je ne parle pas de la curiosité des journalistes, de leur aptitude à flairer le scandale et l'esclandre, de leur zèle, ni de ce nouveau pharisaïsme emprunté aux médias anglo-saxons, tous si soucieux de ne rien cacher au honnêtes gens!
Il serait le roi, c'était écrit. Il ne l'était pas encore. Il n'était que le favori de l'opinion et l'oint des sondages - décidément, ces gens-là ne savent rien prédire de ce qui advient en vrai. Il avait tout, il a tout perdu. Un paria qui fut adulé. C'est ce qu'il est. Anne, mon amour, ma soeur, pardon!... Il n'est pas donné à tout le monde de tomber d'aussi haut. Il cuve sa disgrâce comme les plus grands, les plus nobles quand ils deviennent les plus humains, Fouquet ou Richard II. Quel con! Est-il tragiquement déçu par lui-même ou simplement étonné, étourdi, incrédule?
Comment ne pas haïr la symbolique de cette affaire? Le champion de la gauche, un puissant - ces gens-là se croient tout permis! - aurait abusé d'une jeune chambrière noire, une employée modèle, qui élève seule sa fille, respecte les horaires, paye régulièrement son loyer, etc. Arrêtez, c'est un cauchemar! De surcroît, si nul ne connaît son physique, chacun devine, chacun sait déjà, qu'elle est plutôt jolie, et que sa beauté, au procès, l'accusera davantage, lui, ce vieux bouc. Evidemment! C'est trop. Même Marine le Pen n'ose pas profiter de cette aubaine pour dénoncer la fracture entre le peuple et les élites.
Il demande de quoi écrire à son gardien. Il écrit. Il fait nuit. Il pleut. Non, il ne fait pas nuit. Il ne pleut pas à Rikers. Quel silence! Quelqu'un a crié. Un détenu hurle dans son rêve. Pas lui, il n'a plus de rêves. Il n'y a plus de présent. Juste la honte: de ce qu'il a fait. La rage: de s'être piégé lui-même. Il pense: j'ai tant de choses à vous dire dans une région de moi où je ne suis pas, j'ai tant de chose à vous dire mais ça vous sera insupportable. Il pense: je suis un cas - un cas, c'est ce qui tombe, hein, on ne s'en relève pas! Non, je n'ai pas faim, je ne suis pas triste, je n'ai pas envie de dormir. Il pense: non, il ne sait que penser, il ne sait plus penser. C'est étrange, cette pierre qui pesait sur son coeur a disparu. N'est-il pas finalement soulagé? Non, impossible, c'est trop tôt, pour consentir à ce qui s'est accompli.
On le disait capable, imprudent parfois mais habile. Je le trouvais arrogant, imbu, mielleux - pour tout dire, un peu faux. Même son sourire me semblait forcé. Aurais-je voté pour lui? Par une étrange prémonition, je n'ai jamais cru à sa candidature effective. Peu importe. C'est d'un autre homme dont je parle. Celui-là a acquis une stature tragique; il a changé de catégorie, d'essence, de planète. Il est beaucoup plus intéressant. A son corps défendant, il a gagné une assurance contre l'oubli.
Je ne sais rien de ses soifs ni de ses peurs. Je ne comprends ni n'excuse l'obscène vitalité de ses ardeurs. Au tréfonds de lui-même, il y a maintenant une zone où il est calme, ou, disons, résigné. Il y a une vérité du désastre devant laquelle on se rend comme devant aucune autre.
Au fond, DSK, plutôt que Dom Juan, c'est Tartuffe quand il tombe. C'est au moment où il dit la vérité de son désir (dans la scène où il tente de séduire la femme de son "meilleur ami") qu'il est démasqué. Quelle ironie! Pourquoi? Par quelle instigation de l'âme a-t-il conspiré contre lui-même? Même Molière ne sait pas, il se contente de mettre le doigt sur le ressort du joujou humain. Il me fait aussi penser à Oscar Wilde...
La vie comme une offense. A 12 ans, Oscar se vantait d'avoir fondé un club "pour la suppression de la vertu" et il proclamait: "Quand je serai grand, je serai le héros d'un fameux procès"! Il se sentait prédestiné. Il fut celui qu'on préféra adorer et haïr. Comme DSK, il était dangereux - surtout pour lui-même, madame le juge, surtout pour lui-même!
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16 mai
Lu: "Dans les ruines" de Zabel Essayan, traduit de l'arménien, préfacé et annoté par Léon Ketcheyan, postface de Gérard Chaliand, Phébus, 302 pages, 22 euros.
La scène se passe en Cilicie, une province de l'Empire ottoman. Cette région d'Asie Mineure, limitée au nord par les montagnes du Taurus, a été tour à tour colonisée par les Hittites, les Assyriens, les Perses, les Romains, les Byzantins, les Arabes - et même plus tôt dans l'Antiquité par les Mycéniens! -, avant de devenir, entre le XIIe et le XIVe siècle, le royaume de la Petite Arménie qui tombera sous les coups des Mamelouks. A l'orée du XXe, au sein d'une riche mosaïque ethnique et religieuse, la population arménienne y est encore nombreuse. Ca, c'est l'histoire ancienne.
Printemps 1909. L'Empire se décompose. Un an plus tôt, le mouvement des jeunes-Turcs a créé dans le pays une situation nouvelle. A la mi-avril, les partisans ultra-nationalistes du Comité Union et Progrès, le CUP - qui n'hésite pas à pratiquer l'assassinat politique contre ses opposants - prend le pouvoir. A la mi-avril, le Parlement réuni en congrès proclame la déposition du sultan Abdul-Hamid. La cup est pleine! L'Empire craque. Au même moment, et ce n'est pas une pure coincidence, à Adana, en Cilicie, la population turque se livre à un pogrom massif contre les Arméniens: 30 000 morts. A la fin du mois, l'armée, venue rétablir l'ordre républicain, participe à une deuxième vague de massacres...
Une jeune femme, Zabel Essayan, accompagnée de la Croix-Rouge et mandatée par le patriarcat arménien, se rend sur les lieux. Elle est horrifiée par ce qu'elle découvre. La terreur, les pillages, les crimes. Elle écrit en France, à son mari: "C'est maintenant clair: les Turcs ont adopté ici le comportement qu'ils avaient à Constantinople au cours des journées les plus noires de l'ancien régime, et même pire encore. Les gens te regardent avec étonnement, comme s'ils se demandaient comment il est possible que tu puisses avoir survécu... La complicité du gouvernement est manifeste". Dans le journal nationaliste "Itidal" (en français: "Modération", quelle trouvaille!), on écrit: "Ce qui vient de se passer n'est pas suffisant. Ce n'était qu'un avertissement. La suite prouvera de quoi nous sommes capables pour achever le travail". On croirait lire le "Völkischer Beobachtung" après la Nuit de Cristal!
Ce n'est pas un avertissement, c'est une menace qui est proférée froidement - celle d'une solution finale à la turque! Au cours de l'été 1909, plusieurs Arméniens seront condamnés arbitrairement à la pendaison; le député arménien, Hagop Babikian, meurt dans des conditions mystérieuses, la veille du jour où il doit remettre son rapport sur les événements d'Adana à la Chambre. Quelques années plus tard, à partir du printemps 1915, deux millions d'Arméniens seront exterminés sur les routes de la déportation et de l'exode vers les déserts de Syrie. Un diplomate allemand constate : "L'objectif réel du gouvernement ottoman est de détruire la race arménienne". Les massacres d'Adana n'auront été qu'une répétition - un prélude au génocide!
Il faut saluer le travail de Léon Ketcheyan (1), cet insatiable érudit de la cause arménienne, qui nous restitue le témoignage de Zabel Essayan en le plaçant dans le contexte historique de cette période compliquée. Il nous est facile de s'étonner aujourd'hui de l'aveuglement du peuple arménien et de ses élites: pourquoi n'ont-ils pas su interpréter ces nombreux présages? Comment ont-ils pu ne pas déceler la promesse de l'horreur dans tous ces actes et - je n'oublie pas les 200 000 morts de 1895! - sonner l'alarme? Certains l'ont fait, ils n'ont pas été entendus. A l'époque - Léon Ketcheyan le note avec ironie, c'est la question de "l'ottomanisation de l'enseignement public" qui agite l'opinion et éclipse tout autre débat! Les Arméniens de Turquie se sont contentés de croire et d'espérer, sans oser, sans pouvoir imaginer le pire. Le présent est opaque, l'avenir s'écrit dans une langue que nous ignorons. A de rares exceptions près, la plupart des juifs allemands n'ont pas été plus lucides.
C'est dans une langue très convenable - peut-être trop - que Zabel Essayan décrit, dans ce récit, les vestiges encore fumants du carnage, la misère des villages incendiés où errent, parmi les cadavres, quelques survivants affamés, infirmes, hagards. Elle recueille les paroles de ceux qui ont encore la force de parler, console les enfants livrés à l'abandon et secoure les plus démunis. Elle note le soir que ses chaussures sont maculées de cendres et de sang. Devant ces atrocités, pourtant, son langage n'est pas encore celui de la révolte. C'est une intellectuelle, une lettrée, qui a fréquenté les salons parisiens. Elle s'indigne. Ce qui l'inquiète, c'est la famine qui sévit dans toute la province.
Au-delà de la colère et des larmes, elle nous paraît étrangement sage, confiante, résignée. Comment aurait-elle pu deviner dans l'effroi de ce qui l'environne les prodromes de ce qui n'a pas encore de nom? Plus tard, ayant échappé à cette mort-là, elle ne cessera de lutter en faveur des siens. Installée en Arménie soviétique au début des années trente, Zabel Essayan sera victime des purges staliniennes et disparaîtra dans la tourmente, en 1943. Léon Ketcheyan lui a simplement rendu sa voix - belle, limpide, intouchée par la peur.
(1) Docteur en sciences historiques et philologiques, Léon Ketcheyan a consacré sa thèse (encore inédite) à Zabel Essayan: "Zabel Essayan (1878-1943): sa vie et son temps". Il est notamment le traducteur du "Journal de la déportation" de Yervant Odian (Parenthèses, 2010) et d'un recueil de nouvelles, "Sur le chemin de la liberté d'Avétis Aharonian (Parenthèses, 1978). Il a collaboré à l'ouvrage "Arménie, une passion française. Le mouvement arménophile en France, 1878-1923" sous la direction de Claire Mouradian (Magella et Cie, 2007).
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14 mai
Vu: "On ne badine pas avec l'amour" d'Alfred de Musset, mise en scène d'Yves Beaunesne, Théâtre du Vieux-Colombier, Comédie-Française (jusqu'au 26 juin). Réservations: 01 44 39 87 00/01.
Si on le compare à Marivaux, dans la peinture du sentiment (et du désordre) amoureux, Musset a plutôt mal vieilli. Dans son théâtre, il semble cacher son âme de poète triste et délicat sous divers masques, tous fardés, fourbus, usés jusqu'à la corde: le bouffon, le viveur, l'enfant gâté, l'amant déçu, etc. On baille. Les mêmes, chez Shakespeare, chez Molière, nous semblent frais comme une première cerise. Là, non. Des poissons morts! Pourtant, je ne sais par quelle bizarrerie, ils ne nous quittent pas.
"Le moi lyrique, être soi; le moi dramatique", être les autres", disait Hugo, plus démiurge que dramaturge. Facile à dire! Musset n'a jamais su. Il se mélange les pinceaux. Quand Alfred pleure, Musset rigole, et vice-versa. Ses propres railleries le blessent, il en souffre pour mieux rire de soi; devant ses chagrins, il s'esclaffe et, aussitôt peiné, il s'inonde de larmes. C'est sans fin. D'un côté, il fond: "Il est doux de pleurer, il est doux de sourire / Au souvenir des maux qu'on pourrait oublier". De l'autre, il s'exaspère: "Mais je hais les pleurards!..." Il ne sait ni ce qu'il est ni ce qu'il veut. Et s'il le savait il n'en voudrait pas! Pourtant, je ne sais par quelle bizarrerie, Musset ne nous quitte pas.
Soyons honnête. "Badine", comédie-proverbe en trois actes, nous semble une fable atrocement surannée. Les personnages secondaires de ce marivaudage tragique: le vieux Baron, le curé Bridaine, le précepteur, la prude gouvernante, déjà ridicules en leur temps, sont d'une autre planète. Que dire des lieux: le château, le petit bois, la fontaine, l'oratoire? On croit rêver. Dans ce ramas de fantoches, même les jeunes gens, Camille et Perdican, nous semblent un peu défraîchis. Pourtant, oui, je ne sais par quel miracle, c'est grâce à eux, à chaque fois, que l'on parvient à s'émouvoir.
On a beau n'être pas convaincu, on est séduit. Le charme opère, ici, grâce à la fougue de Loïc Corbery (Perdican) auquel Julie-Marie Parmentier (Camille) oppose son ardeur inquiète et virginale. Quant à Suliane Brahim (Rosette), elle est si frêle, si rêveuse et si douce qu'on trouve Perdican trop bête de ne pas l'aimer - plutôt que Camille qui a déjà l'air d'une épouse abusive! Ils sont jeunes, ils sont fragiles, ils sont justes. C'est tout Musset, cela: on souffle dessus, ça se réveille, ça s'anime!
Il suffit d'une ou deux répliques, qu'on avait oubliées ou qu'on attend et qu'on connaît par coeur, pour que le spectacle soit sauvé. Par exemple, celle-ci: "On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit: " J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui"." (Acte II, scène 5).
Il faut dire que Beaunesne a l'art de remettre les classiques à leur place sans les violenter. Il sait en général embellir ce qu'il touche - plutôt qu'un décor réaliste, il utilise ici la scénographie de Damien Caille-Perret, inspirée d'une ébauche somptueuse de Gustave Moreau, comme un écrin. A sa manière, toujours élégante, il maltraite Musset avec tendresse, un peu comme on écoute une vieille amie, charmante mais un peu folle: "Il faut rentrer dans le lard du texte, dit-il, sinon il vous égorge". C'est ce qu'il fait mais il agit en douceur. Il vise le coeur, il simplifie le décor, il supprime l'anecdote. Il hisse Camille et Perdican sur un piédestal, en pleine lumière, comme si tous les autres personnages ne formaient plus qu'un choeur, en arrière-plan, qui soudain se fige et nous glace dans la scène finale.
D'ailleurs, ne soyons pas injuste. Les "vieux" sont parfaits dans leur emploi: Roland Bertin, toujours superbe, qui fait du Baron un vieux lion patraque, Pierre Vial dans Bridaine, Christian Blanc dans Maître Blazius, et Danièle Lebrun dans Dame Pluche semblent s'amuser si fort qu'on passe, somme toute, une agréable soirée. La pièce tient, comme si, par une opération insensée, magique, on avait mis du rouge aux joues de cette belle évanouie.
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