"Des Femmes" ("Les Trachiniennes", "Antigone", "Electre") de Sophocle, mise en scène de Wajdi Mouawad, traduction de Robert Davreu, Carrière de Boulbon, à 21h30 (jusqu'au 25 juillet). Durée: 6h30.
Personne ne pourra reprocher à Wajdi Mouawad d'avoir choisi Sophocle par commodité ou par opportunisme. C'est la réalisation - ça se sent - d'un désir ancien, longtemps caressé, longtemps mûri, peut-être trop... Un vent mauvais a soufflé sur les répétitions. Bertrand Cantat (sans "e"), l'ex-chanteur de "Noir Désir", auteur de la musique originale du spectacle, devait interpréter lui-même le rôle du choeur. Ses musiciens sont bien là, en direct, mais sa voix a été enregistrée. Son absence est criante. Wajdi Mouawad avait envie de démesure, de poésie, d'épopée, il a dû ravaler sa frustration et sauver les meubles. The show must go on...
Ce n'est pas le seul problème. Vingt-cinq siècles nous séparent de ces fragments arrachés à l'oubli, de ces épaves d'or, de ces reliques. Sophocle a écrit cent-vingt tragédies, il en reste sept: il invente le genre; non seulement il pose la première pierre mais il la taille, il l'aiguise comme un poignard d'obsidienne. C'est lui, le père, notre père - Moïse ou le Christ, ce sont déjà des fils! Il nous parle d'un monde lointain où les morts pèsent sur les vivants, où le divin cimente la vie privée et la vie publique, où les oracles, les prédictions, la magie font partie du réel, comme aujourd'hui Internet ou les sondages d'opinions. On n'est pas au Flore! Si on n'est pas prêt, les Erynnies se vengent...
En même temps, ce qui s'expériemente, ce qui s'inaugure avec Sophocle sur les ruines du monde homérique, et dans l'allure d'un aveuglement, c'est une catégorie neuve, irrésistible, tragique: la liberté. C'est à dire la démocratie, la philosophie, la géométrie, le théâtre. C'est à dire l'individu dans la cité. On a beau dire, ça nous parle encore. Ce que Sophocle, le premier, nous raconte, c'est: le silence, l'éloignement, le retrait des dieux. Le désenchantement du monde. A nous de jouer! Reste une question: comment? Oui, comment donner à ce cortège de monstres un sens, un corps, des voix. Et surtout une forme?
Wajdi Mouawad prend le taureau par les cornes (et Jean-Pierre Vernant par le bon côté). Ce qui nous relie à eux, les Grecs: l'eau - des trombes d'eau -, la terre, les vagues de la mer, les seins d'une mère, la chevelure d'une femme, les cris des chiens, la stupidité des hommes, l'orgueil des puissants, l'amour d'une soeur, la mort d'un fils, le chagrin d'un père, la violence qui naît de la beauté. Wajdi Mouawad tente de rendre concrètes, tangibles, ces choses qui font battre le coeur, il utilise une grammaire simple: fauteuil, miroir, bottes, cuvette, broc, batte de base-ball, guitare électrique.
Alors? Alors, le charme opère et puis, soudain, brutalement, absurdement, le metteur en scène s'ingénie lui-même à le rompre, comme on casse un jouet. On sombre dans le kitsch, la boue, le ridicule, les simagrées, les symboles, le hiératique. On tombe, on se relève, on retombe, on se relève, on retombe. C'est épuisant. Pour les comédiens, c'est sans doute pire.
Premièrement, "Les Trachiniennes". Ca commence comme ça. Les acteurs et les musiciens défilent lentement devant nous, montent sur la scène, forment un cercle, puis ils prennent place sur des chaises. C'est un rite. C'est déjà du théâtre. On se tait, on attend, on écoute. La pluie se met à tomber sur leurs têtes. Ce n'est pas de la pluie, c'est un présage glacé qui les transpercent jusqu'aux os. Ils se réfugient sous une bâche, se serrent les uns contre les autres, comme font les hommes depuis le premier matin du monde. Magnifique. A la fin, Héraklès, la peau brûlée par la tunique de Nessos, paraît en momie, en "homme invisible"; il parle avec la voix de Déjanire; il se défait de ses bandelettes en dansant comme une almée. Ridicule.
Secondement, "Antigone". Là, non, vraiment. La fille d'Oedipe en slip et en soutien-gorge genre Calvin Klein. Non. Risible. Pourquoi la comédienne n'est-elle pas nue, s'il faut, puisqu'elle est maculée de boue? Si Antigone d'emblée semble malade, anorexique, tatouée comme un Iroquois, ennemie de la lumière, complètement dingue, tout est par terre. Si Créon, accablé par la mort de son fils, a l'air d'un député UMP fumant des pétards au bord de sa piscine, etc.
Troisièmement, "Electre". Début shakespearien, very English, avec l'arrivée d'Oreste et Pylade, vengeurs patibulaires, en longs manteaux noirs sous la pluie. On reprend espoir. La comédienne qui joue Electre défend son rôle avec force et vaillance. Mais à nouveau, patatras - pourquoi! - tout retombe avec une scène de bain, tirée de la pub Oasis, et le meurtre de Maman, complètement guignol. Pourquoi Wajdi Mouawad passe-t-il son temps à se tirer une balle dans le pied? Il est 4h30 du matin. Zeus éternue. Les comédiens grelottent. On a un peu froid.