5 novembre
Claude Lévi-Strauss vient de s'éteindre à Paris, à l'âge de cent et un ans. Il était né en 1908, comme Cesare Pavese et Bette Davis, Edgar Faure et Herbert von Karajan, Anna Magnani et Salvador Allende. Parce qu'il a vécu si longtemps, il paraît plus sage et plus vénérable que tous ces glorieux fantômes, même si persiste encore aujourd'hui l'image du jeune homme au falzar dépenaillé qui semble camper au bord d'un fleuve, avec sa barbe de franciscain somnambule, l'oeil mi-clos d'une tortue sous ses grosses lunettes d'écaille.
Sur cette photo, souvent reproduite et sanctifiée par la légende, un fruit rond - ce n'est pas une orange - est posé sur une écuelle, un petit singe tire sur une laisse de cuir enroulée autour de sa ceinture de chef-scout. Nous sommes en 1938: Maurice Ravel est mort, Hitler vient d'annexer l'Autriche, Carné adapte "Quai des brumes" de Mac Orlan au cinéma. Pendant ce temps, l'écrivain-philosophe partage la vie des Indiens Bororo au Brésil, dans le Mato-Grosso.
Des sauvages? Non, Lévi-Strauss sera le premier à restaurer la dignité des primitifs: loin de représenter un stade infantile de l'humanité, ces sociétés oubliées et oublieuses de l'Histoire ont fabriqué des organisations complexes qui ne sont en rien inférieures aux nôtres; pour Lévi-Strauss, elles sont de toute éternité un miroir, un abîme, un accomplissement de l'humain. Les aurochs de Lascaux n'ont rien à envier aux bêtes à cornes de Picasso; on arrête de faire les malins, l'idéologie du progrès en art ou ailleurs a fait long feu.
Pas de romantisme ni de nostalgie chez Lévi-Strauss qui constate seulement, sans s'émouvoir, que certains peuples, jadis méprisés, aujourd'hui vaincus, ont su se prémunir contre certains excès et inventer un juste équilibre entre une nature sans culture, le "cru" sans le "cuit", voué au pourrissement, et une culture sans nature, possiblement brûlée par la technique et conduite au désastre écologique. Suivez mon regard...
Lévi-Strauss sera le père de l'anthropologie structurale mais, pour moi, il appartient d'abord à cette lignée d'écrivains étincelants qui en France, de Diderot à Sartre, excelle à accorder une pensée et un style. De la "prohibition de l'inceste" qui signifie le passage de la consanguinité, fait biologique, à l'alliance, fait culturel, et qui fonde le vivre-ensemble, Lévi-Strauss fera un emblème qui est, dit-il: "... à la fois au seuil de la culture, dans la culture et en un sens la culture elle-même". On peut bien vouloir traiter les faits sociaux "comme des choses", à la Durkheim, encore faut-il que cela soit de jolies choses!
Je l'ai rencontré une fois dans son bureau du Collège de France, parmi des masques et des idoles, en 1981 ou 1982: c'était un homme d'une exquise courtoisie et d'une intelligence souveraine. Je lui confiais que lire "Tristes Tropiques" m'avait désespéré dans mon adolescence, et cela, dès la première phrase: "Je hais les voyages et les explorateurs". J'étais alors tout plein de frayeurs d'océans: Conrad, Melville, Stevenson. Je rêvais de forêts, de fourmis rouges, d'orgies sous la lune. Il émit un sourire affectueux et navré, comme s'il avait été en faute. Adieu voyages! Adieu sauvages!
Sans doute avais-je mal lu Blaise Cendrars, guère moins dupe de la comédie du voyage, et qui dès 1929 fait tinter en ronchonnant cet aveu désenchanté et définitif: "Une fois de plus, je rentrais bredouille de ce grand bluff des Amériques..." ("Une Nuit dans la forêt"). N'empêche, Lévi-Strauss a connu ce sublime débraillement de l'aventure; il a connu la pensée sauvage dans la primauté de ses danses et de ses rites; il a fait provision de secousses, d'îles et d'oiseaux. Après lui, tintin!
Après avoir longtemps envié la vie de cet homme, j'ai relu cette nuit "Tristes Tropiques" dans un vieil exemplaire de la collection "Terre Humaine" qu'il inaugure en 1955: d'emblée, c'est un homme qui s'avance devant nous, et qui médite, raconte, se souvient; sa voix est juste, à la fois limpide et sombre; sa pensée est claire, profonde, un peu mélancolique. Il a une idée de la perfection - il appelle cela des "invariants" - mais il ignore certaines catégories: l'âge d'or, l'idyllique et le paradisiaque, comme s'il était vacciné contre toute illusion. Ce grammairien des mythes ne croit pas au Bon Sauvage. Il s'en excuserait presque.
C'est quelqu'un qui s'enfonce dans les profondeurs, Lévi-Strauss, là où l'ironie ne descend pas, même si le récit de sa traversée de l'Atlantique, de Marseille à La Martinique, en compagnie de Breton et Wilfredo Lam, est plutôt cocasse. Quand ce livre paraît, l'auteur n'est encore qu'un philosophe qui s'essaye à l'ethnologie: il a publié, outre des articles, une étude sur les Indiens Nambikwara (1948), un ouvrage aussi austère que fondamental, "Les Structures élémentaires de la parenté" (1949), puis un texte bref "Race et Histoire" (1952) dans lequel il réfute l'idée même de hiérarchie entre les cultures.
"Tristes tropiques" est son seul livre autobiographique. Tant mieux. A-t-il jamais écrit des pages plus abandonnées que celles sur les peintures corporelles érotiques des Caduvéos? Quant à sa réflexion finale, sans langue de bois, sur l'islam, le bouddhisme, l'hindouisme - "ces rapports abjects où les humbles vous font chose en se voulant chose, et réciproquement" -, elles se lisent hardiment, et avec bonheur. Il était magnifiquement athée, dieu merci.