6 mars
Je sais, la curiosité est un vilain défaut! Je n'ai pas pu m'empêcher de mettre le nez dans les épreuves du "Lièvre de Patagonie", les "Mémoires" de Claude LANZMANN (Gallimard) - le livre ne sera en vente qu'à partir du 12 mars. Ca ne pouvait être qu'un monument. D'ailleurs, tout est monument dans sa vie: son film "Shoah" (dont il raconte ici la genèse et la fabrication pendant douze ans de sa vie), Sartre, Simone de Beauvoir, la revue Les Temps Modernes. Lanzmann lui-même est un monument et se laisse visiter comme un monument: ma vie, mon oeuvre, mes combats, mes amours. Rien qui incite à la miniature, à l'aquarelle, au petit crayon. Tout appelle l'ampleur, la passion, la grande échelle (comme disent les pompiers) plutôt que des murmures. Ce n'est pas le premier venu: Sartre a même été un temps amoureux de sa soeur, c'est dire.
On est tellement habitué à voir des gringalets publier leurs mémoires à trente ans et demi qu'on l'avait un peu oublié: il faut avoir vécu, il faut de la stature, de l'épaisseur, pour que le jeu en vaille la chandelle. Un ego démesuré n'est pas un handicap, au contraire. Ca tombe bien. Il faut aussi un point de vue, une vision - les mémoires ne sont pas un journal intime écrit au jour le jour, le nez dans le guidon. On doit prendre de la hauteur, pas trop tout de même, si l'on veut éviter le style grand chroniqueur, à la Malraux: sur la photo, là, en tout petit, c'est moi, à côté du grand chêne déraciné - c'est ça l'écueil!
Une singularité: ce n'est pas un livre écrit de sa main, c'est un livre dicté à sa secrétaire, Juliette Simont (1). Comme si le travail de l'écriture, entre le labeur et les caprices de la mémoire, n'était pas nécessaire. Comme si tout était déjà écrit, prémédité, transmissible. Comme si tout ce qui sortait de sa bouche avait valeur d'oracle. Pour moi, pardon, c'est tout de même une bizarrerie, je n'arrive même pas à comprendre, à moins qu'on soit Moïse ou Mahomet...
Il est assez périlleux, on le sait, de vouloir contredire Lanzmann: intraitable et sacré, il a par exemple décidé qu'on ne devait plus faire des films sur les camps, ni Spielberg ni Roberto Benigni ni personne. On ne peut pas montrer "ça", Lanzmann a fait "Shoah" justement pour montrer qu'on ne peut pas montrer "ça". N'insistez pas, c'est définitif! Il n'y a pas, au cinéma, de postérité ni fictive ni documentaire à la Shoah après "Shoah" de Claude Lanzmann. Tout contrevenant, même en songe, à cette bulle papale sera aussitôt exécuté, en page 2 du journal "Le Monde".
Lanzmann a le culte de l'intelligence quand elle est souveraine, absolue comme le pouvoir d'un roi, sans réplique: il a, au fond, lui si indépendant, si irascible, l'âme d'un disciple. C'est peut-être le ressort secret de son amour pour Sartre.
On apprendra une foule de choses dans "Le Lièvre de Patagonie": sur son enfance pendant la guerre, sur sa relation avec Sartre, l'ogre adoré, qu'on imagine toujours penché sur épaule quand il s'essaye à penser, sur ses liens avec le Parti, sur ses voyages en Chine ou en Corée. Il y a ses amitiés, ses rencontres: Frantz Fanon, Albert Cohen, Judith Magre qui deviendra sa femme, Jean Cau, ancien secrétaire de Sartre, qui l'initie à la corrida, le cinéaste Chris Marker qui le boude, etc.
Il y a aussi, bien sûr, dans ce livre, l'écho sensible de sa passion devenue connivence amoureuse avec le Castor qu'il rend aimable, subtilement attentive, presque douce. Une prouesse. C'est moins un portrait qu'une ombre familière qui réaffleure au fil des pages. D'un autre côté, Lanzmann n'est pas du genre à s'attendrir, ce n'est pas un romantique; je le trouve assez macho, comme beaucoup d'hommes de sa génération.
Lanzmann explore aussi sa relation passionnée avec Israël s'attachant à prouver que l'appel messianique de la Terre Promise est ancestral, bien antérieur à sa forme politique tardive: le sionisme.
Quand on ouvre les "Mémoires" de Lanzmann, on ne s'attend pas un festival de légèreté et d'humour. Tout est grave, tout est sombre et mélancolique, chez cet homme-là. C'est le témoignage d'un intellectuel et d'un philosophe de combat. La grande affaire de sa vie, dit-il, c'est la peine de mort. Quand il avait six ou sept ans, il a vu au cinéma "L'Affaire du Courrier de Lyon" de Maurice Lehman et Claude Autant-Lara, chronique implacable d'une erreur judiciaire sous le Directoire, avec Pierre Blanchar et Dita Parlo. En 1938 (il a treize ans), on guillotine Eugen Weidmann devant la foule, à Versailles, il ne l'a pas oublié. Quoi qu'on pense de lui, Lanzmann est toujours resté fidèle à ce cauchemar d'enfant.
La deuxième grande affaire de sa vie, c'est ce qu'il appelle "l'incarnation". Je ne suis pas sûr d'avoir compris ce qui se cache sous ce mot: est-ce le moment où "tout devient vrai" dans le corps et dans l'âme, grâce au surgissement d'un nom ou d'un texte oublié? "A vingt ans, je l'ai dit dans ce livre, écrit-il en conclusion, Milan n'est devenue vraie que lorsque, traversant la Piazza del Duomo, je me suis mis à réciter pour moi-même à voix haute les premières lignes de "La Chartreuse de Parme". Il y a eu, à Treblinka, l'ébranlement hallucinant, aux conséquences sans fin, déclenché par la rencontre d'un nom et d'un lieu, la découverte d'un nom maudit sur les panneaux ordinaires des routes et de la gare, comme si rien ne s'était passé. Il y a eu les larmes retenues d'Abraham Bomba dans le salon de coiffure de Tel-Aviv".
Quant au lièvre qui est dans le titre, il ne cesse de passer par ici, de repasser par là, comme le furet de la chanson. Il y a les lièvres qui jouent sous les barbelés d'Auschwitz-Birkenau. Il y a ce "lièvre mythique" qui se jette devant ses phares, au crépuscule, à la pointe de la Patagonie, et qui lui "poignarde le coeur" en suscitant une joie étrange: "comme si nous étions vrais ensemble", dit-il. Est-cela l'incarnation?
Me plaît ce bel aveu d'un homme de quatre-vingt-quatre ans: "Je ne suis ni blasé ni fatigué du monde, cent vie, je le sais, ne me lasseraient pas".
(1) Faut-il le croire? Mon amie Josyane Savigneau (qui adore le livre) trouve qu'il abuse un peu du passé simple, comme Simone de Beauvoir, émaillant sa prose de "nous commençâmes" et de "nous nous étreignîmes", qui n'ont rien de spontané et donnent parfois à son récit la solennité d'un bon devoir de français. Pour le savoir, il faudrait torturer Simone, la fidèle secrétaire...