24-25 mai
A propos de: "La Dame de chez Maxim" de Georges FEYDEAU. Mise en scène de Jean-François Sivadier. A l'Odéon-Théâtre de l'Europe. Avec Nicolas Bouchaud, Cécile Bouillot, Stephen Butel, Raoul Fernandez, Corinne Fischer, Norah Krief, Nicolas Lê Quang, Catherine Morlot, Gilles Privat, Anne de Queiroz, Nadia Vonderheyden, Rachid Zanouna, Jean-Jacques Baudoin et Christian Tirole.
Quoi de plus léger, de plus français, que le vaudeville? Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Baudelaire qui détestait notre vieux penchant national pour la gaudriole: "Dans le sens le plus généralement adopté, Français veut dire vaudevilliste, et vaudevilliste un homme à qui Michel-Ange donne le vertige et que Delacroix remplit d'une stupeur bestiale, comme le tonnerre certains animaux. Tout ce qui est abîme, soit en haut, soit en bas, le fait fuir prudemment. Le sublime lui fait toujours l'effet d'une émeute, et il n'aborde même son Molière qu'en tremblant et parce qu'on lui a persuadé que c'était un auteur gai", écrit-il dans le "Salon de 1846".
Bien vu sauf que Labiche ou Feydeau, par exemple, c'est un "abîme"! Et ce n'est pas un hasard si le metteur en scène Jean-François Sivadier s'attaque aujourd'hui à "La Dame de chez Maxim" après le "Galilée" de Brecht, "La Mort de Danton" de Büchner et "Le Roi Lear" de Shakespeare (1). Depuis quelques années, en effet, on apprend à relire autrement ce théâtre de divertissement (qui connut son âge d'or à la fin du XIXe siècle,) on se pince, on s'étonne, un peu béatement, que Feydeau soit si moderne!
Comme si sa légèreté nous avait longtemps celé sa violence satirique mais aussi sa parfaite connaisance des ressorts du théâtre et son admirable efficacité. Comme si cet auteur jugé mineur se révélait soudain un champion de la critique sociale, un précurseur insoupçonné de l'Absurde, un classique.
Feydeau ne juge pas les hommes: il se contente d'appuyer sur leurs ressorts et de leur tirer la moustache. Avant Ionesco ou Kafka, il démonte les rouages de ce système qui, infailliblement, produit des pantins ou enfante des monstres. Ce qui s'expose, ce qui grince, c'est l'éternelle sottise humaine, comme un trou noir où l'on s'enfonce sans rémission, sans remède. Tous les personnages sont minuscules, médiocres, infantiles, mûs par un égïsme sordide: est-ce parce qu'ils sont si minables qu'ils nous touchent?
Des gags, des quiproquos, des portes qui claquent mais comme des arrêts du destin. Feydeau broie son héros, dans un étau fatal, impitoyable, inhumain: Lucien Petypon (ce noceur qui se réveille un matin avec une femme qui n'est pas la sienne), c'est Oedipe en caleçon. Il a beau vouloir éviter le pire, invinciblement, il y court la tête la première. Dans "La Dame de chez Maxim", ce qui éclate à tout instant, c'est l'excès dans les actes, la noirceur dans les pensées, et, je le répète, l'infinie surenchère de la bêtise, qui est universelle.
Voilà l'ambitieux, le nigaud, le militaire, le médecin, la provinciale, l'épouse, la grisette, le pique-assiette, le cocu... Ils s'agitent mais ils n'avanceront ni ne changeront guère. Ils sont sans âme - ce sont des corps sans âme. Une succession d'états, d'humeurs, de tics nerveux: voilà l'homme! Il semble possédé, il ne reconnaît pas les mots qui sortent de sa bouche: c'est mécanique, c'est affreux, c'est risible. Il n'est qu'un ludion, une feuille dans le vent, un jouet.
Norah Krief, qui est depuis longtemps l'une des comédiennes que je préfère, et dans tous les registres, de la tragédie au cabaret, est suprême à ce jeu-là: elle incarne la Môme Crevette avec une force comique insensée. Car, chez Feydeau, le comédien doit être absolument sincère, impassible sous la frénésie; il doit revêtir en songe une armure qui l'oppresse, qui le brise. Vous trouvez ça drôle? Il est lancé sur des rails, il ne peut ni dévier ni ralentir. Ce n'est que ça, la fatalité, une pente sur laquelle on glisse malgré soi, un gouffre devant lequel il faut chanter et danser. Pour atteindre le burlesque et quitter le tragique, il suffit d'accélérer le mouvement.
Jean-François Sivadier (après Alain Françon, la saison dernière) nous révèle un Feydeau artiste, horloger, stratège, plus radical et plus meurtrier que Brecht dans sa critique des moeurs de la petite-bourgeoisie. Prenez un Feydeau, n'importe lequel, c'est toujours un peu, et dans tous les sens, la noce chez les petits-bourgeois. Le vaudeville nous projette dans un monde brutal et sans coeur, un monde où l'idée même de la douceur, de la bonté, de la noblesse, de l'amour, est impensable. Pas un soupir, pas une larme. Et si l'on souffre, il ne faut rien montrer. Pas de meilleur antidote au romantisme que le vaudeville: le cynisme règne en maître. Est-ce cela qui nous paraît si moderne aujourd'hui?
La terreur sans la pitié. La bêtise comme un gouffre. Le fou rire en guise de catharsis.
(1) Arte et France-Culture retransmettront "La Dame de chez Maxim" le mercredi 10 juin, à 20h45, en direct de l'Odéon-Théâtre de l'Europe, dans une réalisation de Don Kent. J'aurais le plaisir de présenter cette soirée, avec Jean-François Sivadier, sur Arte.