14 mai
Lu: "Ticket d'entrée" de Joseph Macé-Scaron, roman, Grasset, 332 pages, 19 euros.
C'est précieux, un livre qui rend le son d'aujourd'hui. Il ne suffit pas de vivre en France à l'ère de Sarkolène et d''avoir gobé les oeuvres complètes de Michel Maffesoli, bling! en rêvant de Jay MacInerney pour déceler la sensibilité de notre époque, sa note exacte de stupidité arrogante et de fausse morale, sa vulgarité triomphale et son cynisme béat. Comme un peu las du faste et de la frime, déjà repu et encore vacillant des voluptés que ce temps lui inflige, Macé-Scaron s'y essaye, en se mettant presque en scène lui-même, dans un roman. C'est courageux.
On dirait qu'il s'amuse à déchirer les pages glorieuses d'un agenda soudain périmé avec une sorte de délectation morose, par exaspération, par dépit, par nausée, un soir d'abandon lucide. Le voilà soudain effaré de l'ombre qui s'épaissit à l'intérieur de lui-même. Il en viendrait presque à se demander s'il n'a pas caressé tant d'idoles pour mieux les jeter au feu et s'en délivrer, aujourd'hui. C'est assez enfantin. En tous cas, ça soulage.
Son roman allie des saveurs qui ne sont qu'à soi et qu'il revendique - le mauvais goût, les tatouages, la culture gay - et la dérision salutaire qui, chez lui, en découle, avec un penchant pour la crudité amère, le déballez-moi-ça, la provoc. On y ment, on y baise, on y sniffe, comme on crache un noyau de cerise. C'est féroce, je veux dire: sociétal - gens de la finance, de la politique, de la presse, homos et bobos, il les jette tous dans la balance et les pèse. Ensuite, son glaive vengeur fait le travail. Même le gentil boxeur thaï aux sourcils épilés n'échappe pas à sa vindicte. Quel ingrat!
Le réquisitoire est implacable: ils ne se sentent plus pisser, tous ignobles autant qu'ils sont, et ils ne savent même plus vomir, il était temps de mettre le holà. La mort donc. C'est bien fait! Macé-Scaron écrit cash, sans fausse monnaie. Si c'est un peu bâclé, ça sera plus vrai. Plus malin. Plus actuel. Comme un polar. C'est comme ça. J'en étais resté à "Trébizonde avant l'oubli" (1990), son premier roman, qui penchait plutôt vers le marbre (à la Gracq) ou le bronze antique. Le choc! Il a changé, Joseph.
Là, on sait tout de suite qu'on n'est pas dans un roman diaphane, crispé, façon Chardonne, domaine réservé jadis au président Mitterrand et aux jeunes filles de province qui ont les yeux bleus et une licence de lettres. L'auteur annonce d'emblée la couleur, avec lui on ne va pas s'ennuyer, notamment avec de la psychologie et des imparfaits du subjonctif, même si - et ça s'entend, par endroits, comme un trot de cheval sur une cour pavée dans un roman de Barbey - l'auteur reste, indécrottablement, un littéraire. L'argot, en français, est une poétique, comme disait Verlaine. On n'hésitera pas à dire: cul ou bite, sans italiques et sans guillemets, si l'occasion se présente, et elle se présente nombreusement. Je note que le premier mot du livre est : "Gnouff!" - censé traduire un coup de poing dans le buffet.
Le thème se situe quelque part entre "Vanity Fair" et "Les Illusions perdues", sauf que la fiancée du héros s'appelle: Ugo - "champion de lutte à l'huile aux derniers Gay Games de Los Angeles, dans la catégorie mi-lourds". On l'a compris, "Ticket d'entrée" appartient à la veine du roman de moeurs, avec des clefs, dans une version hilare, explicitement gay et joyeusement dévergondée, qui masque une déception, une colère, une mélancolie. Il faudra aller jusqu'au bout de ce jeu de massacres pour entendre ce bel aveu: "Le temps finit toujours par révéler la substance des comédies qu'on se joue. On commence par penser que la vie est merveilleuse et follement excitante, puis, au bout d'un certain temps, on décide qu'elle ne l'est pas, et enfin, on comprend qu'elle l'est mais pas pour soi, et que nous ne sommes et que nous ne serons que des invités au grand banquet social". Diable! Après la noce, la retraite ou la trappe. Après Gatsby, Rancé!
Macé-Scaron s'est mis tout entier dans son livre. Il est honnête et fier. Il sait s'émouvoir. Si une journaliste lui demande: "Un roman vrai?", il répondra par bravade: "Bien sûr"! Il s'expose. Il ose rougir, trembler, hurler. Parce qu'aimer, c'est rougir, trembler ou hurler. Ah ça, c'est sûr, il préfère le harpon à l'épuisette! Son péché (pas si mignon): la noise, les joutes, les duels. "Après une bonne querelle, on se sent plus léger et plus généreux qu'avant", dit Cioran, qu'il cite en tête de son premier chapitre. Il ne résiste pas à un bel esclandre - la vérité, ça éclate, et il croit à la vérité comme un enfant ou comme un journaliste.
Macé-Scaron a longtemps cru qu'il était un bon garçon, un bon mari, un bon père de famille, etc. Il a travaillé dans un journal comme il faut, avec des gens comme il faut. Un jour, il s'est réveillé, il ouvert la fenêtre, il s'est rasé la tête et tatoué les bras. Aujourd'hui, il se venge de toutes ces duperies, il rattrappe le temps qu'il croit avoir perdu. Il s'offre un joli pied de nez à une certaine France et à lui-même. Son ticket d'entrée est un bon de sortie.
A sa façon, et contrairement aux apparences, il a récrit pour nous "Candide ou l'optimisme" de Voltaire. C'est le livre le plus sincère que j'ai lu depuis un bon mois.