Vous arrive-t-il parfois d’être un peu déprimé, un peu las des maigres joies que ce temps nous inflige ? Vous étouffez devant la vulgarité, la bêtise, les gros mensonges, qu’on nous sert chaque jour dans la presse et les médias? Vous avez envie de prendre l’air ? Oui ?... alors je vous donne ma recette du jour : relisez, à petites doses, les « Mémoires » de Saint-Simon : vous serez vengé, vous serez heureux, vous serez libre ! C’est à la fois un excitant et un calmant. Juste quelques pages, quelques gouttes de venin pour relever la morne potion (qu’on nous force à avaler du soir au matin), et vous serez guéri !
Vous allez me dire : la royauté, la grandeur, les privilèges, les titres, l’étiquette… tout cela nous a quitté ! Le Roi a fait, le Roi a dit… on n’en est plus là quand même, nous sommes en démocratie ! C’est vrai et c’est cela qui est effrayant! Saint-Simon nous parle en apparence d’un monde qui n’est plus le nôtre. Il semble ne peindre que des monstres (alors que nos dirigeants sont des humanistes dévoués qui ont pour seul souci notre bonheur, n’est-ce pas !) Ce qu’il décrit, ce sont les usages ridicules d’une Cour où règnent la mesquinerie, la méchanceté et la petitesse des grands (alors que
nous sommes gouvernés, nous, par des gens responsables qui s’aiment entre eux et qui nous aiment !)
Alors pourquoi Saint-Simon aujourd’hui ? Et comment puis-je me retrouver dans les propos hargneux d’un vieil aristocrate amer ? Je vous réponds : parce que c’est le plus puissant remède que je connaisse contre la sottise et la morosité. Qu’aurait-il écrit de notre actualité ? Qu’eut-il pensé, par exemple, de l’inénarrable candeur de M.Giscard d’Estaing (oui, vous savez, l’écrivain) qui publie un nouveau roman (intitulé « Mathilda ») et qui déclarait récemment à son biographe (Georges Valance) ceci : « … ma véritable ambition serait une ambition littéraire. Si j’avais la certitude de pouvoir écrire en quelques mois ou quelques années l’équivalent de l’œuvre de Guy de Maupassant ou de Gustave Flaubert, il est hors de doute que c’est vers cette sorte d’activité qu’avec joie je me tournerais » ! Fichtre!
Qu’eût-il écrit, le petit duc, devant la présomptueuse vacuité d’Hervé Morin, président du Nouveau Centre, qui se déclare candidat à la présidence de la république dans ces termes (qui ne sont pas sans évoquer les phrases impérissables de M. Perrichon) : « La France est sur la ligne de crête de son destin » ! Ouf ! Nous sommes sauvés !... Quand on connaît son aptitude mortelle à l’ironie dans le tragique, on tremble d’imaginer ce que Saint-Simon aurait écrit du nouveau livre de Madame Rama Yade, « Plaidoyer pour une instruction publique » dans lequel l’ancien ministre recopie sottement des pages entières d’articles publiés dans « Le Monde », « Marianne » ou « Le Figaro ». Mais qu’ont-ils tous ? A qui se fier !
Mais à lui, justement ! Car Saint-Simon a l’art de décrire (beaucoup mieux que « Le Canard Enchaîné ou la presse « People ») comment les triomphes d’un jour se transforment piteusement en désastres. Il adore les potins, les murmures, les indiscrétions. Par exemple, celle-ci : « Cette pute me fera mourir.. » - c’est le mot qui échappe en soupirant à Marie-Thérèse, reine de France et épouse de Louis XIV, en voyant le roi s’afficher avec la Montespan. Saint-Simon l’a-t-il lu sur ses lèvres ? Sans lui, on ne l’aurait jamais su. Il raffole des scandales – ce que Chateaubriand appelait joliment « le caquetage de tabourets ». « Scandale » : c’est le mot qui revient le plus souvent sous sa
plume et qui donne à ses écrits un air de « J’accuse » en poignets de dentelle. Le scandale : étymologiquement, ce qui fait trébucher, tomber, déchoir. Ce qui vous expose à la honte ou au ridicule. En vérité, on dirait qu’il a décrit par avances toutes nos fadaises et nos vilénies. Aujourdhui, dit-il, on se pousse du coude, on ne veut que paraître et parvenir. Tout n’est que chaos, confusion, déclin. On ne songe plus qu’à soi. On est courtisan, on est ministre, on se dépêche d’être heureux et puissant. Victor Hugo s’en souviendra dans sa Préface à « Ruy Blas ». Aujourd’hui, dit
Saint-Simon ?... Oui, aujourd’hui !
Au-delà des ragots, qu’est-ce donc qui m'attire chez Saint-Simon ? Ce qui me plaît, c’est son détachement, sa posture héroïque et passionnée mais dénuée d’illusions. Saint-Simon a un côté Don Quichotte ou encore mieux (car il est français jusqu’au bout des ongles) : Cyrano. « Que dites-vous ?... C’est inutile ?... Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès ! Non ! Non ! c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » Saint-Simon, comme Cyrano, n’attend pas qu’on l’applaudisse, il écrit tout seul dans son cabinet. Quand on est duc et pair, l’escrime, la danse, la guerre sont des carrières possibles. L’écriture, non merci ! Ce ne sera pas son métier ; ce sera son secret, sa passion. Quand il s’intéresse à un personnage, sa curiosité est insatiable. Il déploie tout un réseau d’informateurs autour de sa proie : il l’épie, il l’observe, ou bien il la fait surveiller, il l’espionne (à la manière des paparazzi), car, dit-il, « le hasard apprend souvent par les valets des choses qu’on croit bien cachées ». Saint-Simon, c’est le premier journaliste d’investigation (mais
français : ce qu’il ne sait pas, il le suppose ou il l’imagine !).
Lui aussi, au fond, c’est un « indigné » ! Oui, ou plutôt : un enragé. Ne me dites pas que vous préférez Stéphane Hessel ! On ne va pas comparer les « Mémoires » à cet opuscule : « Indignez-vous » (40 pages à tout casser) ! Et puis, entre nous, Saint-Simon, c’est autrement subversif, croyez-moi ! (« Saint-Simon ou l’encre de la subversion », c’était d’ailleurs le titre d’un bel essai de Cécile Guilbert, paru en 1994). Regardez cette immense galerie de fantômes plus vivants que les vivants. Ils se lèvent devant nous, ils parlent, ils intriguent sans cesse, et surtout ils n’arrêtent pas de mourir. Bon débarras ! Je vous dis qu’avec lui, on se sent toujours vengé de la laideur et de la méchanceté. Cioran disait qu’aujourd’hui, les romanciers ne savent plus tuer leurs personnages. C’est un art dans lequel Saint-Simon excelle, c’est son arme fatale.
Alors, c’est vrai, c’est un aigri, rien ne trouve grâce à ses yeux. C’est un empêcheur de tourner en rond, un emmerdeur : il le fut de son vivant, il le reste outre-tombe. Vous me direz encore : les
« Mémoires », c’est un océan, un abîme de mots, de dates, de noms, de tableaux, de portraits, de titres, d’anecdotes, de personnages. On peut s’y perdre, s’y noyer, c’est vrai : il faut voir le manuscrit original des « Mémoires » de Saint-Simon à la B.N.: onze portefeuilles reliés, d’une petite écriture noire, serrée, sans ratures, 8 volumes dans l’édition de La Pléiade. C’est du lourd ! Mais non, vous vous trompez, cet homme a le don de la légèreté !
Entrez-y, n’ayez pas peur! Au début, vous aurez l’impression de traverser l’océan à la nage, vous craindrez de ne jamais atteindre l’autre rive. Relaxez-vous. Ouvrez-le au hasard, si vous voulez, et plongez-vous dedans ! Oubliez le but, laissez-vous porter par la houle. C’est comme partir en voyage, faire une cure en altitude, dans un monastère, qui purifie le corps et assainit le cerveau. C’est violent mais c’est salutaire Vous verrez que, sous leur croûte dorée, sous la poussière, ces pages respirent et vous atteignent en plein cœur. C’est un électrochoc seigneurial. Après ça, le coeur bat autrement.
Oubliez ce qu’on dit : que Saint-Simon est un vieux ronchon aigri et boudeur , (« un boudrillon »). C’est vrai mais ce n’est pas cela, l’important. A le lire, on s’aperçoit que rien n’a vraiment changé depuis son époque, je vous jure. Les hommes ont beau changer de costume, c’est toujours la même chose, en beaucoup plus vulgaire évidemment : on n’imagine pas Louis XIV dire en se tortillant du col devant ses ministres : « Attention ! mon histoire avec la Maintenon, c’est du sérieux » ! Mais sinon, c’est toujours le même cirque, la même comédie ! Et voilà que la vérité nous saute au visage et que l’on en rit, car Saint-Simon est, sans le vouloir, bien meilleur humoriste que tous ceux qui sévissent aujourd’hui sur nos tréteaux, et infiniment plus cruel quand il s'agit de détecter une grimace.
Lisez-le ! Je le répète : c’est un acte subversif. Sa lucidité est une torche : il ne s’agit pas de littérature mais de jugement dernier, figurez-vous, de révélation à la lumière du Saint-Esprit. Je sais, c’est complètement fou. Saint-Simon d’ailleurs aurait sans doute pleuré de rire si on lui avait dit qu’il serait un jour classé comme le plus grand écrivain français par Stendhal, Chateaubriand
ou Proust (qui en ont fait leur maître). Car il pousse le dédain jusqu’à s’excuser de son style. Tout est là dans le fa presto, dans l’instantané, dans la fulgurance de la vision : il écrit comme un maître chinois peint, coupe ou tue - d’un seul trait ! (1) C’est autrement foudroyant, pardon, que de lire le
dernier prix Goncourt !
(1) C'est Proust qui le notait, le style n'est pas une affaire de technique mais de vision, comme la couleur pour un peintre...
Références : « Mémoires » de Saint-Simon, dans l’édition d’Yves Coirault, 8 vol., La Pléiade (pour les plus braves). Sinon : en textes choisis, toujours édités par Yves Coirault, dans Folio-Gallimard, ou bien dans l’édition de François Raviez au Livre de Poche. Cette chronique a été diffusée dans l'émission "Pas la peine de crier" sur France-Culture, le 9 novembre dernier.