30 avril
Lu: "Un traître à notre goût" de John le Carré, roman, traduit de l'anglais par Isabelle Perrin, Seuil, 21,80 euros.
Karl Marx a toujours pensé que c'est en Angleterre, berceau du capitalisme moderne, qu'éclaterait la première révolution prolétarienne. Il s'est trompé. En revanche, c'est bien sous la plume des écrivains anglais, de Dickens à Pinter, qu'on trouve la critique la plus féroce du système que ce pays incarne sans complexes. C'est parmi eux que se recrutent les pires contempteurs de la cupidité et du cynisme mondialisés. Parce qu'ils sont ironiques et sans doctrine, ce sont aussi de loin les plus distrayants.
David John Moore Cornwell alias John le Carré est de ceux-là: à 80 ans, il n'a jamais été aussi actif dans la satire des moeurs, ni aussi radical dans la dénonciation des méfaits, de ce capitalisme financier, nouveau Léviathan, qui sévit à l'échelle de la planète. Quand on le traite de "vieil homme en colère", dans son pays, il répond vertement: "Qu'ils aillent se faire foutre!" ("Je suis grossier. Ca détend, ça me remet les pieds sur terre", s'excuse-t-il à travers l'un de ses personnages). S'il avait un maître, aujourd'hui, ce serait sans doute l'admirable et prémonitoire George Orwell: "Orwell aurait-il cru possible que ces voix de nantis qui l'horripilaient dans les années trente, cette incurie débilitante, cette propension aux guerres à l'étranger et cet accaparement des privilèges se perpétueraient encore gaiement en 2009?", s'étonne l'un de ses héros.
Son vingt-deuxième roman, "Un traître à notre goût" (en anglais: "Our Kind of Traitor") est un brûlot. Sa thèse? A la faveur d'une collusion occulte entre les mafias russes, certains banquiers de la City à Londres et les services secrets britanniques, c'est grâce au blanchiment de l'argent sale que l'économie mondiale a échappé à l'effondrement, lors de la crise des crédits subprimes en 2008! John le Carré ne cache pas qu'il s'est inspiré au départ d'un entretien - paru dans "The Observer" en 2009 - avec un haut fonctionnaire mexicain, M. Antonio Mario Costa, directeur de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime organisé, selon lequel 325 milliards de dollars provenant des profits de la drogue avaient été discrètement injectés dans le système bancaire. Une paille!
Faute de preuves, et quels que soient les faits, le mérite de ce livre est de rendre absolument crédible, et surtout palpitant, ce scénario "abracadabrantesque", comme dirait quelqu'un. L'art du romancier allié à son intime conviction supplée aux lacunes d'une enquête impossible. "Ecrire, c'est comme se trouver dans une maison vide et guetter l'apparition des fantômes", dit-il souvent. Que rien ne soit certain, dans ce livre, cela ne prouve pas que tout y soit faux. Que tout soit douteux, cela ne prouve pas que rien n'y soit vrai! Ce que dénonçait Dickens en son temps - la dureté des conditions de travail des ouvriers, le servage des enfants -, il suffisait d'une simple visite dans les manufactures de Manchester pour le vérifier. Ce que nous conte John le Carré aujourd'hui est indétectable, donc invérifiable. Ce n'est que la vérité - qui est une catégorie de l'imaginaire et du désir, à ne pas confondre avec le réel.
Commencez donc par lire la liste de ceux qu'ils remercient à la fin du roman (car ce n'est que cela, un roman!): un professeur de criminologie à l'Université d'Oxford, "auteur d'ouvrages de référence sur la mafia russe", un ancien tennisman professionnel, un financier spécialiste de la Bourse de Bombay, deux "banquiers honnêtes" qui l'ont, dit-il, "courageusement informé sur les pratiques de leurs collègues les moins scrupuleux", un guide de montagne de l'Oberland bernois, un directeur d'hôtel, etc. Cela en dit long sur la méthode du romancier et l'immense travail de préparation qui prélude à l'écriture du livre.
Avec cela, dans la plus pure tradition britannique, John le Carré a enseigné à Eton avant de travailler pendant cinq ans pour le Foreign Office. Un ancien espion? Oh my goodness, no!... qu'alliez-vous encore imaginer!... Bon d'accord, pour écrire un livre de John le Carré, il est préférable d'avoir des relations: c'est tout un art de savoir recueillir un renseignement auprès de gens en apparence très comme il faut, un verre de porto hors d'âge à la main, tout en savourant un havane dans un club discret de Londres.
C'est aussi là, à converser dans les parages feutrés de l'Intelligence quand elle est un Service, qu'on fortifie son humour et qu'on acquiert un style. Exemple: "- Les gentlemen qui mentent pour le bien de leur pays, c'est bien vous, non? - Non ça, c'est les diplomates. Nous, on n'est pas de gentlemen. - Alors vous mentez pour sauver votre peau. - Encore raté. Ca, c'est les hommes politiques. Rien à voir".
Le métier de romancier, c'est de savoir observer ses semblables, par catégories, en notant précisément ce qui les distingue. On reconnaît ainsi le policier helvète à "ce sourire chagrin qui, dans tout pays civilisé, vous annonce qu'il n'y a pas lieu de se réjouir" et n'importe quel flic, dans le monde entier, à "cette infinie lenteur" qu'on lui a appris à utiliser "pour faire monter la pression chez les honnêtes citoyens". Ailleurs, John le Carré est capable de discerner "cette régalienne inclinaison du buste qui constitue l'apanage exclusif des Anglaises bien nées". On peut ainsi imaginer son héroïne sous les traits de Kate Middleton!
"L'écrivain observe, entend, écoute, enregistre. Puis il raconte une histoire mêlant son imagination à son expérience. Et elle porte nécessairement les cicatrices de son âme", confiait-il à Pierre Assouline, en 1986. De surcroît, John le Carré n'est pas tout à fait dupe de ses propres convictions: "On est peut-être les gentlemen anglais fair-play, mais on est aussi les enfoirés de la perfide Albion". Avec un soupçon d'ironie, l'invincible pharisaïsme britannique se teinte, chez lui, d'une franche lucidité, qui ne manquera pas de réjouir le coeur d'un lecteur français.
Je ne vous ai rien dit de l'histoire ni des personnages - héroïques, attendrissants, fantasques ou truculents - ni des ressorts qui entraînent ce roman majestueux et profondément humain jusqu'à sa fin tragique, d'une île paradisiaque des Caraïbes aux adrêts des Alpes suisses avec un détour par la Kolyma. Vous les découvrirez par vous-mêmes.
Ce roman d'espionnage post-moderne, c'est assez singulier, m'a parfois fait penser à "Vingt ans après"de Dumas: des mousquetaires en tweed - mais le quatrième serait une jeune femme très séduisante! - sont prêts à sacrifier leur vie au service d'une cause perdue; le roi Charles serait un gros bonnet de la Mafia russe, repenti et finalement sympathique, et les traîtres de distingués businessmen de la City. De la fougue, du panache et des bons sentiments. Vous allez me dire: on n'écrit pas de bons livres avec des bons sentiments. Si, mais c'est plus difficile.
Vous l'avez compris, je suis un partisan inconditionnel de John le Carré. Si vous êtes snob et si votre anglais vous le permet, n'hésitez pas à le lire dans sa langue originale (Penguin Books/Viking, London, 2010). C'est un styliste.
F.F.