13 avril
Lu: "Le Livre bouffon. Baudelaire à l'Académie" d'Allen S. WEISS, roman, collection Fiction et Cie (Seuil).
En décembre 1847, Baudelaire écrit à sa mère qu'il songe à écrire une "oeuvre d'imagination pure", oui Madame! un roman. Il abandonnera vite ce projet. Quelques années plus tard, alors qu'il se présente à l'Académie française, cédant à l'instance amicale de Sainte-Beuve, il reprend son idée mais en dérision, pour se nuire et s'esclaffer: pourquoi pas un roman bouffon où il se moquerait des académiciens qu'il a rencontrés?
Ce livre, Baudelaire ne l'a jamais écrit. Est-ce dommage? Car le voici devant nous, cruel et parodique, fumant de sincérité amère et d'ardeur blessée, bien documenté, grâce à l'encre exacte d'Allen S. Weiss dont je sais peu de choses, sinon qu'il vit entre New York, Paris, la Côte d'Azur et Kyoto, qu'il doit donc aimer les cerisiers en fleurs, qu'il est aussi l'auteur d'essais sur la métaphysique des jardins au XVIIe siècle, d'une "Autobiographie dans un chou farci" et d'une poétique de la cuisine.
Ca commence comme ça: Baudelaire est candidat au fauteuil de Scribe qui vient de mourir - "ce maître gribouilleur", "le plus grand négrier de la littérature française", auteur à succès de trois cents pièces de théâtre alors qu'il n'en a écrit que trois! Avant de solliciter les académiciens, et on en apprendra de belles sur ces paons, Baudelaire rend visite au photographe Nadar, son ami, le seul qu'il tutoie dans sa correspondance: "un menteur pour faire plaisir à ses amis, et un vérificateur pour emmerder ses ennemis". Jolies pages de Weiss sur le dandysme (Nadar, provocant dans la froideur et raffiné dans la révolte, est membre de la secte): "Pour le vrai dandy, le nous n'existe pas: le mot dandy ne fonctionne qu'au singulier, car le dandy est unique, sans précédent, sans généalogie, sans dynastie". En gros, il est seul et voluptueux, il se la pète, il ne sait pas faire autrement.
L'auteur passe en revue les écrivains, c'est à dire le nombre de "fauteuils", que Baudelaire doit visiter, s'il veut être élu. Un jeu de massacre. Silvestre de Sacy, fondateur de Langues O, "élu à l'Académie sans avoir écrit un seul ouvrage!"; Girardin, "une grande oie infatuée d'elle-même"; Mgr. Dupanloup, même Victor Cousin, les historiens, Mignet, Guizot, et Villemain et Lamartine, tous en prennent pour leur grade, c'est saignant! La plupart sont des imbéciles, il y a même des niais. Je me suis parfois demandé: Baudelaire perdrait-il son temps avec eux? Lui si nerveux, aurait-il été aussi patient avec ces sots? Ne se serait-il pas vite ennuyé de son canular? Je ne sais pas.
Livre bizarre et attachant. L'auteur a écrit son livre à la troisième personne, il n'a pas osé dire "Je" à la place du poète. En exergue, une phrase de Baudelaire qui ressemble à un aphorisme de Lao-Tseu: "Garde tes songes; / Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous!" Il y a beaucoup de vérité sur les choses, dans ce livre, par exemple sur les métiers oubliés: annonciateur de parades, inspecteur des tempêtes, accordeur de clochettes, coupeur de choux, batteur de morues, fileur de sucre, cireur de pattes de poules, réparateur de poupées, trouvère.
Je ne suis pas sûr que ce soit mon Baudelaire (je ne l'imagine pas si méthodique dans sa quête, Baudelaire n'a pas l'âme d'un commissaire) mais après tout, chacun est libre d'avoir le sien. Fiction documentaire et roman de spécialiste, celui d'Allen S. Weiss est crédible, souvent juste, et séduisant. Je l'aime comme une fiction habile. Ce n'est peut-être pas le livre d'un chaman - je songe à Yourcenar qui, pendant plus de vingt ans de sa vie, a couvé (cuvé?) les "Mémoires d'Hadrien". N'est-ce pas d'ailleurs autant un livre sur l'Académie que sur Baudelaire?
Pour moi, Baudelaire reste un précurseur, un chasseur primitif plutôt qu'un collectionneur fourbu et décadent: il m'impose ses dévotions, ses odeurs, ses trophées, comme des remords. Des pitiés inadmissibles et douces. Des flèches de désir qui me fendent le crâne, des échardes, du venin. Avec cela: sensualité, noblesse, solennité, tout en sachant jurer comme personne. Mieux que Mallarmé, qui dans son sépulcre confond parfois la grammaire et les parfums, Baudelaire mérite le rang de "père et seigneur des ors, des pierreries, des poisons". Ce n'est pas un aimable garçon pétrarquisant dans l'horrible, c'est notre Dante - sentez-moi ça, l'Enfer, là, sous votre nez, à peine refroidi, au coin de la rue, et son oeuvre est d'une contrée insoumise où lui seul habite! C'est une planète - une autre planète. Alors, l'Académie...
Cela dit, Allen S. Weiss lui rend justice, écoutez, c'est son narrateur qui parle: "J'ai quelquefois pensé avec terreur qu'il y a des métiers qui ne comportent aucune joie, des métiers sans plaisir, des fatigues sans soulagement, des douleurs sans compensation. Je me trompais. Voici un homme chargé de ramasser les débris d'une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un tri, un choix intelligent. Il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures, qui, remâchées par la divinité de l'industrie, deviendront des objets d'utilité ou de jouissance". Je trouve ces phrases magnifiques - ce sont peut-être celles que je préfère; elles disent, en abrégé, et par un raccourci lumineux, tout l'art poétique de Baudelaire.