31 avril
Lu: "Addict. Fixions et narcotextes" d'Avital RONELL, traduit de l'américain et préfacé par Daniel Loayza (Bayard). Je dis bien: "fixions", entre "fictions" et "fixette", ce n'est pas une coquille... A priori, ce n'est pas ma pente mais j'aime beaucoup ce qu'écrivait Daniel Loayza du temps de Jo Lavaudant, dans les programmes du Théâtre de l'Odéon - je ne sais s'il le fait encore. C'était toujours très intelligent, avec un penchant pour le compliqué mais souvent stimulant, un peu psy, didactique, sophistiqué, brillant.
Je découvre quelqu'un qui lui ressemble, avec une sorte de penchant pour le pire: virus, guerre, téléphone (oui, c'est par l'oreille que s'insinue le venin, comme dans "Hamlet"). Une sorcière, qui a un cerveau-laser, et une admirable artiste de la pensée, plus encore qu'une philosophe artiste. J'avoue que souvent ses fulgurances me dépassent un brin, mais elle suscite aussi des ondes de solitude, d'amour déçu, des élans qui me touchent. Et puis elle a ce côté punk aride avec le concept en guise de clou, de marqueur, de tatouage. Elle est inouïe.
Née à Prague, Avital Ronell a étudié à l'Institut des Sciences Herméneutiques de Berlin, à Princeton et à Paris où elle a rencontré Jacques Derrida (1) et Hélène Cixous; elle occupe aujourd'hui la chaire "Jacques Derrida" de Philosophie et Médias à l'European Graduate School de Saas Fee (joli glacier, le Fee), dans le Valais. Comme il lui reste du temps libre (elle doit être du genre à dormir trois heures par nuit, l'enfer!), elle enseigne aussi l'allemand et la littérature comparée à New York University. La stupidité n'est pas son fort (même si elle a écrit un bon livre sur le sujet, chez Stock). Vous allez me dire: elle pourrait néammoins être sotte. Non, je la crois géniale. Elle a en outre un regard d'une profondeur qui fait peur, qui fait mal, qui comprend, qui pardonne.
Elle est philosophe jusqu'au bout de ses ongles qu'on imagine laqués de noir, comme des pensées, elle s'habille de façon excentrique, "un peu outrée, théâtrale". Ca lui va bien, elle est mince comme un haricot, avec une petite tête de gorgone. Elle serait une formidable ambassadrice de la mode. De surcroît, elle a déjà son petit renom, sa légende: on l'appelle la "Dark Lady de la déconstruction"; il est vrai qu'elle est d'abord et avant tout l'une des meilleures spécialistes de la French Theory: Derrida donc, Nietzsche, Blanchot, Heidegger, Lacoue-Labarthe, Nancy. Rien que du très lourd, et qui fit longtemps fureur parmi les happy few sur de nombreux campus.
Quand elle nous prévient (mais pas tout de suite, elle prend son temps) que: "Ce qui suit, donc, est essentiellement un travail sur "Madame Bovary", et rien de plus", on ne peut évidemment pas la croire", tant elle ouvre d'autres pistes, traitant la lecture comme une dépendance, et la fiction comme une drogue, en gros. Les titres de chapitres pourraient figurer dans un inventaire chinois: "Vers une narcoanalyse", "Hits", etc. Elle ne lit pas comme vous et moi, elle focalise sur "l'inconscient rhétorique du texte", et vas-y! Putain, c'est bon, mais parfois c'est comme avec votre garagiste ou votre plombier, ça devient technique, forcément.
Avital Ronell a un nom de médicament: ça lui va bien. Elle a été élue "la femme la plus dangereuse des Etats-Unis" par Research Magazine, et aussi "l'une des trois meilleures écrivaines" (pour elle, il n'y a vraiment pas d'autre mot) par Village Voice. C'est comme un frisson entre le réel et le songe appelé ontologie. J'aime beaucoup sa notion de "poison mimétique": lire, c'est un peu ça, non? D'abord, est-ce que vous connaissez quelqu'un qui ne se drogue pas à quelque chose?
A lire la nuit. Ne pas dépasser la dose prescrite.
(1) Dans "La Carte Postale", Derrida raconte comment un jour il a été bluffé par une jeune femme rencontrée en 1979, dans un colloque consacré à Peter Szondi. Comme il lui demande son nom, elle répond en rigolant: "Metaphysik". C'était Avital.