26 novembre
Cette question, Pascal Quignard la pose à l'orée de son livre, "La Barque silencieuse", paru en septembre dernier (au Seuil) : "Qu'est-ce qu'un littéraire? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu'ils finissent toujours par habiter. Ils ne disent ni ne cachent: ils font signe sans repos". Les mots sont des lièvres... Le chasseur guette, les bestioles du lexique détalent hors du terrier, avec leurs longues oreilles, s'amusant à profaner l'herbe haute, entre le sombre dessein des forêts et le crayon acharné de la foudre. Ils se moquent bien de M. Furetière ou de M. Littré, ces sales bêtes.
Ce sont, si l'on veut, des présages. Il y a des présages qui nous sont donnés par la tradition: chat noir ou peau de lapin, corbeau à l'envol sinistre ou renard traversant, as de pique, étoile filante, lune rousse, mistigri... Il y a des présages que l'on suscite soi-même: pile ou face... qui sont des remèdes à notre irrésolution. Ils prédisent ce qui sera, ce qu'on veut croire, ce qui fait de chaque écrivain un prophète (ou un imbécile) qui passe sa vie à ramasser des petits cailloux au bord du chemin.
Pour Quignard, il s'agit, je crois, d'autre chose: il y a un je ne sais quoi dans la langue qui ne veut pas s'écrire, qui ne peut pas s'écrire, et qui brûle de l'être. Avec cela, les mots d'avant sont perdus, les mots manquent, les mots nous ont abandonnés. Cela donne aux meilleurs livres une allure d'énigme, un penchant précurseur et archaïque, comme s'ils convoitaient dans une forme neuve la grâce évanouie des comencements. Le bel écrivain réveille des anges et des murmures; il s'escrime contre l'oubli; il ressuscite des épaves d'or arrachés à la nuit, des idoles aux nez cassés, des sphinx ensevelis sous la mer ou sous un amas de ronces, ruisselants de vase et d'écume, mutilés et sublimes.
Car seul, le présent existe, et il faut dévorer la vie toute crue - c'est ça, le hic (et le nunc!). La littérature n'est qu'une seconde naissance. Une réitération, un remake, un pastiche. Une célébration de l'origine. Une généalogie des temps fabuleux. Une déploration de la catastrophe. Une visitation de ville morte qui attise la colères des dieux enfuis. Une requête inutile et désespérée.
Comique, non?
Qu'est-ce qu'un littéraire? La question est inactuelle, elle l'a toujours été. Pascal Quignard la posait déjà dans un livre plus ancien, "Rhétorique spéculative" (Calmann-Lévy, 1995): "Nous n'avons pas besoin d'aller nous adresser à l'Orient, au taoïsme chinois, au bouddhisme zen pour penser à plus de profondeur ou pour nous défaire des apories de la métaphysique des Grecs puis de la théologie des chrétiens, enfin du nihilisme des Modernes: une tradition constante, oubliée, marginale parce que intrépide, persécutée parce que récalcitrante, nous porte dans notre propre tradition, venant du fond des âges, précédant la métaphysique, la récusant une fois qu'elle se fut constituée".
Quignard appelle cela: la "violence de la littérature". Ses livres sont d'une chevalerie mystique, d'un mandarin ivre d'infini, d'un scribe relié aux âges de pierre et d'eau. Sa langue se remémore l'ancien français et le latin, effleurant le sexe, l'effroi, la mélancolie, selon une filiation obscure et primordiale. Rien à voir, je le répète, avec ce qu'on nous montre aux actualités.