4-5 décembre
Lu: "La Chaste Vie de Jean Genet" de Lydie DATTAS (Gallimard).
Ce livre est tout auréolé d'une lumière d'évangile, d'une piété de vitrail. A priori, je me méfie, je rue, je récalcitre là où l'auteur s'émeut, dès la père page, devant "la sonorité chaste et neigeuse de son nom". Jean Genet, l'ange, le cabotin, le martyr, Sartre nous a déjà fait le coup. Nimier, pas dupe, lui, l'appelle: "une Mademoiselle de Scudéry du bagne". Halte aux oxymores!
Quoi, le crime, le viol, la pédérastie seraient des vertus théologales! Tout ne serait que roses et pâmoisons dans ce divin purgatoire? Non merci! Je connais ta chanson, vieux chérubin, linge frais, sueur et violette de Parme, les ors et les poisons de ton coeur suranné, les pincements de luth et les soupirs de sirène de tes "Chants secrets":
O la douceur du bagne impossible et lointain!
O le ciel de la Belle, ô la mer et les palmes,
Les matins transparents, les soirs fous, les nuits calmes,
O les cheveux tondus et les peaux de satin.
Rêvons ensemble, Amour, à quelques dur amant,
Grand comme l'univers, mais le corps tâché d'ombres,
Qui nous bouclera nus dans ses auberges sombres,
Entre ses cuisses d'or, sur son ventre fumant.
Un mac éblouissant taillé dans un archange ...
Comment ne pas se faire avoir? Cet enjôleur fait sonner ses alexandrins en amas odorants et dorés sans sombrer dans le scabreux ou le ridicule. On ne peut qu'admirer ses suavités auprès desquelles même Céline paraît fade, Jouhandeau et Pierre Louÿs un brin faisandés, et l'on comprend que le sieur de Ronsard, lu entre quatre murs à Mettray, fut le premier maître et le seul de Jean Genet. Pour autant, doit-on forcément s'agenouilller? Faut-il l'exhausser comme une icône? Est-il un saint?
Je reviens au livre de Lydie Dattas. Malgré les apparences, ce n'est pas un livre de chaisière. On croit d'abord lire une biographie, non, ce n'est pas cela. J'ai craint un exercice d'adoration. "On dit que plus un rosier souffre et plus il donne de belles roses. Les jardiniers le savent, qui en plantant cet arbuste lui flanquent rituellement quelques coups, du plat de la pelle. Ainsi en était-il de Jean Genet: chaque heure de souffrance à Mettray, pinçant les cordes de ses nerfs, faisait croître son génie. Bientôt il tirera lui-même de son désespoir, comme d'une harpe merveilleuse, les sons mélodieux du malheur". Vous voyez le genre? Commentez en vous apppuyant sur l'oeuvre du poète. Vous montrerez par des exemples concrets comment Jean Genet ramasse les cailloux qu'on lui a jetés dans son enfance en coalisant dans son style la pureté du langage et la mystique du malheur. Dans deux heures, je ramasse...
J'ironise, j'ai tort. Ce n'est pas non plus une dissertation scolaire. Lydie Dattas nous offre une rêverie verticale et inspirée. Ce livre est au sens littéral une bénédiction. Evidemment, avec lui c'est compliqué: est-ce qu'on peut prétendre dire le bien à propos de Genet si son seul breuvage, c'est la haine? Et quel sens donner à ce mot de bonté s'il est indissociable du ressentiment qui affecte son âme?
Avec une fleur bleue aux lèvres, ce scélérat est un mystique - je ne suis pas sûr que Sartre l'ait si bien compris, contrairement à Lydie Dattas qui, elle, le déchiffre avec une ferveur exacte. Elle relève le défi que Genet nous crache au visage: "Si vous saviez fouiller dans l'ordure, que j'accumule exprès pour mieux vous défier et vous bafouer, vous y trouveriez mon secret qui est la bonté". Elle ne le croit pas sur parole mais elle le prend au mot, délicatement, elle ne craint pas de s'abaisser pour mieux le relever. Elle s'efforce de le comprendre, elle parvient à l'aimer. C'est un tour de force.
"Le ciel, c'est à dire la plus haute région de moi-même", écrit Genet. Qu'est-ce que ça veut dire?... Le mystique, c'est celui qui regarde la vérité en face: il n'est pas séparé du langage par le discours ni par le silence ni par le manque ni par le temps ou l'éternité. Genet fait l'expérience de l'absolu dans la disgrâce d'être né. Il parle le langage des bêtes et des gueux. Il détecte de la lumière aux plus bas étages de l'abandon. Il offre le cas, que ça plaise ou non, d'un mysticisme pur qui est, oui peut-être... la forme ultime et la plus accomplie de l'athéisme. Naturellement, Genet exécrait toutes les églises, seulement imbu de sa "propre foi sauvage".
Ca commence ça: "Jean Genet naquit le 19 décembre 1910, à l'hôpital Tarnier de l'Assistance publique, dans le sixième arrondissement de Paris. Ce jour-là, il neigeait... ". Sa mère, Camille Genet, lingère de profession, mit son enfant en nourrice, puis elle l'abandonna. Le petit Jean fut confié à une famille de paysans, à Alligny-en-Morvan. Tout petit, il se distingua par une délicatesse surnaturelle, s'exprimant dans le français le plus limpide. A dix ans, il devint enfant de choeur. Avec cela "des yeux d'un bleu si pur qu'il condamnait le monde".
"Je me suis fardé de vices. Si avouer sous les supplices qui l'on est, quand on n'a plus d'autres resssources, se farder de vices afin que le bourreau s'y trompe, quand on les avoue on n'avoue rien, on dit qui l'on n'est pas". Faut-il croire, au-delà de "l'onction du scandale", à l'innocence de Genet? Lydie Dattas nous y invite sans l'ombre d'un doute. Genet est-il "celui qui s'était juré d'être si humain qu'il passerait pour un monstre"? A-t-elle raison de le comparer à "un copiste du Moyen- enluminant d'or le langage des hommes perdus?
Je suis séduit par cette vision. Mes préventions s'estompent dans ce nuage d'encens. Je ne sais pas si je suis convaincu. A vous de voir.