"Enfant" de Boris Charmatz, Cour d'Honneur du Palais des Papes, à 22h (jusqu'au 12 juillet). Durée: 1h20.
Une sorte de grue trace des droites qui se coupent, suscitant des vibrations de triangles, grâce à des filins qui zigzaguent devant la muraille du palais. Au bout d'un câble, un corps puis deux sont suspendus, halés, hissés, abaissés, comme des poids morts. Inertes, sans volonté, régis - Boris Charmatz affectionne ce mot. D'autres seront roulés, battus, ballotés, par un escalier mécanique.
Il y a je ne sais quoi de trépidant et fatal dans ce processus qui fait du corps humain une chose et qui s'enfle et qui s'exaspère.
On craint d'abord d'assister à un rituel un peu ésotérique. Mais non, insensiblement, tout s'émeut, tout s'enchante! Des hommes et des femmes s'avancent sur la scène portant dans les bras des enfants morts. Mais non, pas morts, endormis, confiants, abandonnés! On le devine, on le sait aussitôt, à la façon dont chacun protège son précieux chargement. Tous sont vêtus de noir, ce qui fait ressortir la blondeur des petits.
Puis les corps des enfants, toujours plongés dans un invincible sommeil, s'animent, jouent, glissent, culbutent, dans un amas doré de bras, de chevelures et de songes. On dirait des poupées molles, confiantes, désarticulées mais vivantes: les nuques dodelinent, les tempes palpitent, les jambes s'animent, les dos se plient. Enfin, ils s'éveillent, jouent, chantent, bondissent. Sirène, cornemuse, cris d'oiseaux. Il s'ensuit une folle récréation, un chahut endiablé et salutaire.
Charmatz sait qu'il joue avec le feu: on ne manipule pas des enfants sans danger, et sur tous les plans; l'enfance est devenue aujourd'hui un sujet politique, la hantise de la pédophilie rôde dès qu'on y touche. C'est pourquoi j'insiste: Charmatz n'est ni naïf ni pervers; il n'y a, de mon point de vue, rien d'équivoque dans ces étreintes. C'est physique, c'est risqué, ce n'est pas sexuel. Et surtout c'est beau, c'est joyeux.
Certains verront dans ce spectacle des réminiscences de "Récréation " de Claire Simon ou de "Bernadetje" d'Alain Platel qui, justement, il y a quinze ans, avaient sucité de fameuses polémiques autour de l'enfance. Personnellement, j'y ai vu plutôt un clin d'oeil et un hommage à Gallotta en toute clarté. Les enfants savent ce qu'ils font et ce qu'on leur fait. A la fin, ce sont eux qui s'emparent des corps des adultes. Ils ne sont pas objets ni figurants mais acteurs. Ils sont magnifiques! On est surpris, ému, troublé, et finalement ravi. On peut songer par endroits au "Roi des Aulnes" de Tournier ou au conte des frères Grimm, "Le Charmeur de rats de Hameln". Le malaise en moins.