"La Folie Baudelaire" de Roberto Calasso, essai traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard.
C'est beaucoup plus qu'un livre - un de plus - sur Baudelaire! C'est un livre qui touche, oui, une certaine façon d'être vivant. C'est de la "métaphysique déguisée", filtrée par des sensations, et cela, en dehors de tout système - hormis le système nerveux! Roberto Calasso montre avec bonheur comment Baudelaire modifie la sensibilité du lecteur, s'imprègne en nous, de façon extrêmement "intime", pénétrant une zone vierge, intouchée, agissant comme une pointe ou comme une goutte de poison infime et salutaire s'insinuerait dans le creux de l'oreille. Baudelaire nous interpelle par son timbre et son phrasé, inouïs, uniques, comme du Chopin ("un brillant oiseau voltigeant sur les horreurs d'un gouffre"). Une pointe de silex glacé tisonnant la braise, mais abstraite, comme du Racine. Calasso fait comprendre cela.
Le titre du livre est inspirée d'une phrase de Sainte-Beuve qui mérite d'être citée dans son entier: "M. Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l'extrémité d'une langue de terre réputée inhabitable et par-delà les confins du romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux, où on lit de l'Edgar Poe, où l'on récite des sonnets exquis, où l'on s'enivre avec le haschisch pour en raisonner après, où l'on prend de l'opium et mille drogues abominables dans des tasses d'une porcelaine achevée. Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d'une originalité concertée et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka romantique, j'appelle cela la Folie Baudelaire. L'auteur est content d'avoir fait quelque chose d'impossible, là où on ne croyait pas que personne pût aller". Ce que Baudelaire, ça crève les yeux, provoque avant tout chez Sainte-Beuve, c'est de la crainte - l'effroi d'un satyre de bas-relief devant l'orteil de Polyphème endormi, ce qui ne le rend pas moins clairvoyant! Pareil devant Victor Hugo qu'il ne pourra vaincre qu'en baisant sa femme.
Un sale bonhome, un triste sire, vraiment, ce Charles Augustin Sainte-Beuve, et qui a régné sur la vie littéraire parisienne "comme un oncle influent et malveillant". Draconien et douillet, scrupuleux dans ses émois (quoiqu'indulgent avec beaucoup d'auteurs médiocres), ivre de sa suprématie de fin critique, il devenait nerveux, fuyant, voire muet devant le génie: Stendhal, Balzac, Flaubert, Baudelaire ou Nerval en ont fait les frais . Il ne les nomme, quand il daigne les nommer, que pour les diminuer. On dirait qu'ils lui ont marché sur le pied. Du coup, la postérité l'a mis a piquet, ce vieux ronchon: on l'ignore, on ne le lit plus. C'est bien fait! Mais on a tort...
Sainte-Beuve ou l'extrême douceur de la vacherie! Quand il parle de Baudelaire, c'est sous l'angle étroit de "la Bohême littéraire" (lors de sa candidature à l'Académie). Il écrit en croyant l'abaisser: "On a eu à apprendre à épeler le nom de M. Baudelaire à plus d'un membre de l'Académie, qui ignorait totalement son existence". Puis: "Il n'est pas si aisé qu'on le croirait de prouver à des académiciens politiques et hommes d'Etat comme quoi il y a, dans Les Fleurs du Mal, des pièces très remarquables vraiment pour le talent et pour l'art". C'est tout. Accablant mais surtout pour lui-même! Reste le passage que j'ai cité plus haut où Sainte-Beuve, croyant exiler Baudelaire dans un kiosque du Kamtchatka, profère à son sujet - certes avec mépris et un soupçon de dégoût décelable- une phrase qui sonne juste et touche à l'essentiel, au point que Calasso lui emprunte son titre.
Calasso se permet même, à rebours de nos préjugés, au-delà des préventions qui pourraient nous aveugler, de déchiffrer dans Sainte-Beuve même, et surtout dans l'avertissement de son roman "Volupté", un je ne sais quoi que Baudelaire, peut-être à son insu, fera fructifier: "Le véritable objet de ce livre, écrit Sainte-Beuve, est l'analyse d'un penchant, d'une passion, d'un vice même, et de tout côté de l'âme que ce vice domine, et auquel il donne le ton, du côté languissant, oisif, attachant, secret et privé, mystérieux et furtif, rêveur jusqu'à la subtilité, tendre jusqu'à la mollesse, voluptueux enfin". Cela, ce sera le "territoire de Baudelaire", décrète l'inspecteur Calasso, et de recueillir dans son filet à papillons les mots - languissant, oisif, attachant, secret, mystérieux, privé, furtif - et même la séquence - "rêveur jusqu'à la subtilité, tendre jusqu'à la mollesse, voluptueux enfin" - qui trouveront leur sève dans les "Fleurs du Mal"! Sauf que chez Baudelaire, la la voix qui surgit, "comme un murmure intérieur de celui qui l'écoute", apparaît comme "déjà fixée" et semble en même temps, dit Calasso, nous parvenir de très loin, "épuisée par un long voyage".
La place me manque pour recenser toutes les richesses, toutes les subtilités, de ce livre d'une rare densité, et qui allie l'intelligence, la culture et la sensibilité. Ce que dit Calasso sur le Mal, sur la Peinture (Ingres, Manet, Degas), sur la bêtise, ce "quelque chose où persiste un fond animal obscur" ("Or, la grande poésie est essentiellement bête, elle croit, et c'est ce qui fait sa gloire et sa force", dit Baudelaire), sur la Mélancolie ("une certaine turbulence effrontée et désolée"), sur la répugnance du dandy à s'accointer (avec la bonne ou la mauvaise société), sur l'humiliaion, sur l'ennui, tout cela nous touche avec force, aujourd'hui. Car Calasso ne parle pas comme un antiquaire ou un archéologue, il applique à la lettre la devise de Baudelaire: "Je me suis contenté de sentir; je suis revenu chercher un asile dans l'impeccable naïveté"; il se contente de montrer comment subordonner la sensibilité à la vérité (et pas le contraire). Rien de plus actuel. C'est ça, l'enjeu, et ça le reste.
Que ce livre soit écrit par un Italien (et traduit, magnifiquement, par Jean-Paul Manganaro) ne fait qu'augmenter mon plaisir et mon admiration. Calasso a l'art de relier par un fil d'or des figures et des objets qui semblaient épars, et sans mutuelle analogie, dans l'ordre pictural comme dans l'ordre littéraire. Il fabrique des affinités secrètes entre des convives éloignés; il suscite un banquet où Racine, Proust et Baudelaire conversent dans une langue insoupçonnée avec une baigneuse d'Ingres, non loin d'un faubourg de Carthage... Depuis longtemps, je n'ai rien lu de plus beau que les deux premiers chapitres du livre, intitulés: "L'obscurité naturelle des choses" et "Ingres le monomaniaque". C'est de l'art sur l'art. Che bravo, Roberto!