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"Levée des conflits" de Boris Charmatz, Stade de Bagatelle, à 21h (jusqu'au 18 juin).
A l'entrée du stade de Bagatelle, dans l'île de la Barthelasse, on nous distribue généreusement des couvertures et des coussins. Privés de mistral, on a cuit tout le jour à l'étouffée sous le brouillard. Après des heures pluvieuses et grises, le soleil à peine levé, déjà couchant, éternue sur les feuilles des grands platanes à peau de serpent, ses rayons dorent l'herbe humide sous le gros oeil de la lune qui attend son tour. On a délimité un carré de jeu dans l'herbe. Les spectateurs s'asseoient sur le pourtour ou, en surplomb, sur les gradins de pierre, comme François Hollande invité ce jour-là. La nuit tombe.
Je sais bien pourquoi je tourne autour du pot. Le programme nous annonce: "un spectacle dont le centre serait constitué de vide, le trou noir d'une haute pression inapprochable". Ah, d'accord! Il s'agit d'un "canon chorégraphique", "un hologramme perceptif pour 24 danseurs et 24 mouvements". L'oeuvre est dédiée à Roland Barthes et au "neutre" comme "désir de levée des conflits". Je lis que "les interprètes sont engagés dans une partition dont le danseur manquant - ou le geste surnuméraire - introduit un "blanc", une absence dans le temps et dans l'espace, qui dérègle l'unisson sur lequel reposent tant de ballets"...
Moi, j'ai vu de beaux jeunes gens s'échauffer, épaules, genoux, chevilles, puis gambader dans l'herbe. On aimerait être à leur place. L'ennui - c'est le mot - avec l'art conceptuel, c'est que si vous avez une idée ou une intention, vous pouvez sans fin la répéter, la reproduire. Sans aléa, sans véritable émoi, sans risque. Quand on a tout compris, on baille. François Hollande, lui, avait un frais sourire aux lèvres. La politique aussi, c'est tout un art.
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"Courts-circuits" de François Verret, Cour du Lycée Saint-Joseph, à 22h (jusqu'au 22 juillet).
François Verret ne s'embarrasse pas à transposer sur la scène des oeuvres littéraires ou cinématographiques, il s'en empare, il n'en cite que des fragments, des échos, des ondes sonores: "L'Homme qui tombe" du romancier Don DeLillo, "L'Eveil, cinquante ans de sommeil" du neurologue Oliver Sacks, les films d'Abel Ferrara et de Tarkovsky, les textes de Sarah Kane ou Pasolini, etc.
On peut comparer sa démarche - artisanale, cavalière, aléatoire - à celle d'un vol d'abeille. Il butine, il divague, il vagabonde, parmi des sollicitations, des souvenirs, des arômes, avant de recracher une substance qui reste difficile à identifier: un violent cocktail de rage musicale, de politique et de micro-fictions. On hume, on goûte, on ne voudrait pas lui faire de la peine mais, franchement, on ne sait pas trop si on aime ça.
Ce qu'il retient de DeLillo, c'est la perte d'horizon, l'égarement, le brouillard (ou le brouillage) qui succède à la catastrophe (l'après 11-Septembre 2001)), et la défaillance du langage, le bégaiement qui s'ensuit. Ce qu'il emprunte à Sacks, c'est le thème de l'immobilité, de la pétrification soudaine, virale, suspensive. Et à Pasolini, sa "rage analytique". Le résultat? Une sorte d'oratorio éclaté, convulsif, paranoïaque. Un "sas de décompression" où l'on serait invité à "respirer avant étouffement". Là, inévitablement, on peut avoir envie de rire!
Les acteurs deviennent des auteurs, des performers, des dramaturges. Ils ne jouent pas, ils somatisent; ils se tordent, ils chavirent, ils pètent les plombs. Ils sont admirables mais, comment dire, ils tournent à vide, en solo, murés dans une subjectivité opaque et glacée. Par endroits, ils semblent presque capables d'inventer une forme à la fois belle, percutante et désaccordée, comme par exemple quand la musicienne Séverine Chavrier s'efforce de transcrire, au piano, les affres et la-panique-que-ces-temps-nous-infligent. Ces moments sont rares.
Paradoxe: ce spectacle de François Verret qui revendique la nécessité d'une certaine prise de conscience politique, et qui se pose comme un acte lucide et volontaire, semble annuler jusqu'à la possibilité d'un nouveau discours politique et même raturer tout espoir de ce côté-là. Comme si on voulait se battre contre l'hydre sans être capables de désigner efficacement les adversaires. Ce n'est pas décevant, cela, c'est désespérant, non?
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"Oncle Gourdin" de Sophie Perez et Xavier Boussiron, Gymnase du Lycée Mistral, à 22h (jusqu'au 16 juillet). A 15h et 23h, le 17 juillet.
Quand on lit les propos de Sophie Perez et Xavier Boussiron (recueillis par Jean-François Perrier) dans le programme du festival, on en a l'eau à la bouche: on se dit, chouette! ils vont s'amuser avec la grammaire du théâtre, les ressorts de l'illusion et le b-a ba du burlesque; ça va être iconoclaste et salvateur, ils ont l'air si intelligents, si malins, ils vont nous enchanter, faire des étincelles avec trois sous, un drap et un bout de chandelle.
Fille ou garçon, la tête encapuchonnée dans d'affreux masques de latex, ils ont bien la tête de l'emploi, entre des nains de Blanche-Neige qui seraient devenus alcooliques et Elephant Man - en plus hargneux, en plus grotesques, si outrageusement laids qu'ils en sont comiques. Les accessoires sont là: tambour, massues de l'ère glaciaire, renard empaillé, chien en peluche, arbre aux pattes de girafe, etc. Tant pis pour eux, ils n'avaient qu'à pas!
Comme ils s'ennuient - nous, pas encore! -, et qu'ils sont cruels, les lutins se déchaînent, commettant les pires exactions, contre tous ces objets inanimés, armés d'une scie, d'une hache ou d'une tronçonneuse. Un carnage dont l'excès, l'outrance, suscite l'hilarité du public. Après une tentative désespérée pour découvrir les grands auteurs: Claudel (ha! ha!), Sophocle (hi! hi!), Pasolini (ho! ho!), Euripide (ouaf! ouaf!) ou Olivier Py (là, le public se tord), ils partent à la chasse dans la forêt.
On se dit que là, tout va commencer. Las! hormis une parodie de ballet post-moderne (façon Pina Bausch), il ne se passera plus grand chose, le miracle n'aura pas lieu. On dirait un chahut d'enfants gâtés qui profitent de la faiblesse de leurs parents, qu'est-ce qu'on rigole! pour mettre leur chambre à feu et à sang. Ce sont de vilains garçons et de méchantes filles, ils n'ont pas travaillé. C'est mal, c'est honteux quand on est si doué.
Ils nous prennent de surcroît pour des billes! Dans le programme déjà cité, on lit: "Ces lutins sont métaphoriques de l'angélisme incertain - ni démoniaque ni céleste - et de la puissance supposée de l'imaginaire". Sans blagues? Ou bien: "Derrière la parodie se cache la tragédie". Ah, d'accord!
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"La Paranoïa" de Rafael Spregelburd, mise en scène d'Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo, salle de spectacles de Vedène, à 22h (jusqu'au 15 juillet).
Certains ont pu voir "La Paranoïa" en 2009, au Théâtre National de Chaillot - c'est l'une des sept pièces qui composent "L'Heptalogie de Rafael Spregelburd, très librement inspirée des "Sept Péchés capitaux" de Jérôme Bosch (voir ma chronique du 11 juillet sur "L'Entêtement", "Quand le théâtre devient fractal, passionnément").
Même attrait romanesque, puissant, énigmatique. Même plaisir d'une écriture qui s'élabore sur le plateau et donne carte blanche à l'imagination et à la fantaisie. C'est une incitation au jeu. Le texte de Spregelburd à cette rare vertu: il force les comédiens à improviser, à rompre avec les conventions apprises et, si possible, à inventer une forme amusante et originale.
Les comédiens s'emparent, cette fois, des codes de la science-fiction, du film d'horreur, du snuf movie, de la bande dessinée et du thriller de série B. Difficile d'éviter le pastiche et la parodie: ils y sautent à pieds joints. Avec "L'Entêtement", on oscillait entre Lynch et Borges. Là, on est dans "Blake et Mortimer": nous sommes entre 5000 et 20000 après J.C., les humains ont vingt-quatre heures pour inventer le scénario d'un roman que des extra-terrestres, les "Intelligences", n'auraient pas encore consommé, sinon la terre sera détruite.
Un commando improbable se forme à Piriapolis, en Uruguay, pour accomplir cette mission désespérée: Hagen, un mathématicien défaillant (Marcial Di Fonzo Bo), Claus, un astronaute dépressif (Julien Villa), Julia Gay Morrison, une auteure de best-sellers (Frédérique Lolliée) et Béatrice, un G4, un vieux robot à la mémoire déglinguée (Pierre Maillet). Ils sont accueillis à Piriapolis, dans un hôtel abandonné, par le colonel Brindisi , un agent des Special Earth Operations (Rodolfo De Souza).
Progressivement, le scénario qu'ils imaginent se matérialise, les personnages prennent vie devant nous. On croisera en route John Jairo Lazaro, un flic névrosé (Clément Sibony) et Brenda, une Miss Venezuela horrifique défigurée par la chirurgie esthétique (Elise Vigier). Mais les auteurs ne sont pas ceux qu'on croit: on découvre avec effroi que l'horrible Brenda est ici le seul personnage réel, si l'on peut dire; c'est elle qui, pour se venger des hommes, a tout imaginé du scénario infernal qui s'écrit sous nos yeux! Vous voyez le genre?
C'est un peu moins réussi que "L'Entêtement": plus caricatural, plus brouillon. On retiendra de ce rébus futuriste un usage astucieux de la vidéo, l'humour ravageur, la dérision. Pierre Maillet, travesti en folle hystérique, est irrésistible dans le rôle du robot, et Elise Vigier très convaincante en fiancée idéale de Freddy ou de Frankenstein.
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"Mademoiselle Julie" d'August Strindberg, mise en scène de Frédéric Fisbach, Gymnase Aubanel, à 18h, jusqu'au 26 juillet, (à 22h, les 15, 16, 18 et 19 juillet).
Non, je ne suis pas grincheux mais cessons d'être hypocrites: rien ne va dans ce spectacle! Rien ne va, sauf Binoche (Julie) qui parvient en de trop rares endroits à nous émouvoir en puisant dans son instinct et dans ses larmes des moments de fragilité - épuisée qu'elle est, ça se sent, par ce marathon, cette épreuve: seize représentations d'affilée, outre le tournage d'un film sur cette aventure théâtrale, avec Nicolas Klotz, pour France 2 et les retouches imposées chaque après-midi par Fisbach - un extrémiste, ça commence à se savoir.
Pour commencer, Fisbach met un couvercle, un écran, des panneaux de verre, entre les comédiens et nous; il enferme la plus jolie pièce de Strindberg dans une boîte toute blanche. Pourquoi? Il a peur qu'on pleure, qu'on se salisse, qu'on se brûle? Parenthèse: dans le ventre de Moby Dick, avec le peintre Ryman ou les Venises de Strehler, on est d'accord, on n'évite pas la blancheur. Mais là, franchement - je sais, c'est affaire de goût mais quand même! - on est dans le rouge, on devrait y être, non? La robe de Melle Julie, les feux de la Saint-Jean, le feu aux joues du valet qui en pince pour la fille de son maître. Oui, on devrait être dans le cramoisi, dans l'écarlate, dans le rubescent du désir, comme dans un conte de Barbey, comme dans la grotte d'Antigone réinventée par Henry Bauchau. On n'y est pas du tout. On n'a pas voulu (pour éviter le cliché sans doute). On a préféré faire des acteurs un banc de poissons dans un aquarium. Passons.
Le problème, c'est Jean le valet, joué par Nicolas Bouchaud. Lui aussi, comme Juliette, il est épuisé, en nage, livide. Cet excellent comédien (qui fut Lear et Galilée avec Sivadier, et qui fut tant aimé de Didier-Georges Gabily, notre Rotrou post-moderne, notre Robert Garnier, notre jeune Corneille, pardon je m'exalte, je parle d'un ami disparu, cher Gabily, d'un motard, hélas! comme Coluche), bref, cet excellent comédien se bat, il est vaillant. Il transpire, l'animal, il sue comme un boeuf. C'est quelqu'un de volontaire sous son air un peu halluciné, rêveur, inquiet: il prend ses responsabilités, il fait le boulot, il se défend. Oui mais il n'est pas le personnage!
Nicolas est un arachnéen lunaire, il excelle dans la folie, l'excès, l'effroi (y compris burlesque). Là, il faudrait qu'il bande, qu'il pue la sueur, et qu'on sente pourquoi Melle Julie le désire comme on s'enfonce, comme on se noie. Il est prophétique, profond, transcendantal, Nicolas, il n'est pas du tout sexuel. C'est gênant parce que du coup on ne comprend pas pourquoi Julie craque. On attendait l'amant de Lady Chatterley, on a un Pierrot!
Du coup, le problème (même si l'on serait tenté de saluer la prouesse désespérée de Nicolas), c'est le couple qu'il forme (ou plutôt qu'il ne forme pas avec) avec Juliette. On ne croit ni à leurs étreintes ni même à leurs baisers. Ce qui manque, c'est: l'électricité, la tension, le désir. Je sais, on n'est pas dans Tennessee Williams mais quand même, c'est chaud, le nord, quand c'est l'été. En tous cas, Strindberg parle de ça.
Binoche fait une entrée magnifique: elle a la tête qui tourne, elle a chaud, elle a ses règles, je n'invente rien. Elle dit, la fille du comte, la comtesse, qu'elle préfère la bière au vin, et lui, ça l'excite. C'est une Célimène en cravache, et dépressive, avec cela. Chez Strindberg, la passion se conjugue au présent infernal, la guerre des sexes est un combat à outrance. Il faut remplacer la galanterie par la terreur. Dans un couple, n'importe lequel, on se déchire, on s'humilie, on s'abaisse. Pas de remède, pas de salut. C'est une alliance éperdue, fatale, sans remède - une mésalliance pas tant sociale, finalement, que métaphysique.
Devant l'homme - imparfait, veule, médiocre -, il y a la femme, forcément diabolique. On n'est pas dans la galanterie, dans une amourette de nuit d'été, on est dans la panique. On devrait. Ce qui nous manque, c'est la promiscuité féroce entre ces deux amants dépareillés, l'abîme de ressentiment qui les sépare, la haine qui fabrique un lien plus fort que l'amour. Il y a dans "Mademoiselle Julie" une odeur de sexe brutal et refroidi et de suicide dont ne subsiste ici qu'un faible parfum.
Je ne dirai rien du faux chic high-tech du décor (blanc), du choeur de paysans affublés de masques (blancs) qui twistent sous les bouleaux (blancs), ni du grand lapin (blanc) emprunté à Jeff Koons ou à Lewis Carroll qui apparaît comme un cheveu (blanc) sur la soupe. Pitié! J'ai aimé Bénédicte Cerutti dans le rôle de Christine la cuisinière mais on la voit peu.
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Des amis m'ont dit que j'avais été sévère et même injuste avec le spectacle d'Arthur Nauzyciel (Voir mon blog d'hier, 12 juillet: "Jan Karski, le cavalier blessé"). Je les entends. Je leur réponds.
J'ai relu cette nuit un petit texte de Kundera "Oubli de Schönberg" (publié dans son recueil "Une rencontre", Gallimard, 2009) qui place notre débat autour du livre d'Haenel et du spectacle de Nauzyciel dans une autre lumière.
Peu de temps après la guerre, Kundera, encore adolescent, rencontre un jeune couple: ils sont juifs, ils ont passé leur jeunesse à Terezin, puis dans un autre camp. Kundera est plus qu'intimidé par ce destin qui le dépasse mais son embarras les irrite: "Arrête, arrête!". Ils lui font comprendre que la vie là-bas gardait, écrit Kundera, " tout son éventail, avec des pleurs aussi bien que des plaisanteries, avec de l'horrible aussi bien que de la tendresse". Par "amour de la vie", ils refusent d'être transformés en "légendes" ou en "statues du malheur".
Terezin: "Une ville transformée en ghetto que les nazis ont utilisé comme une vitrine, où ils laissaient vivre les détenus d'une façon relativement civilisée pour pouvoir les exposer aux nigauds de la Croix-Rouge internationale". Il y avait là beaucoup d'intellectuels, des compositeurs, des écrivains, rapporte Kundera. Ils vivaient sans illusion dans l'antichambre de la mort en sachant que leur "vie culturelle" servait la propagande nazie mais devaient-ils pour autant refuser cette liberté précaire et surveillée? Ils jouaient ainsi en concert des oeuvres de Mahler, Schönberg, Zemlinsky ou Haba sous l'oeil des bourreaux.
Kundera poursuit: "Un jour, débattant de ce sujet, j'ai demandé à un ami: "...et est-ce que tu connais Un survivant de Varsovie? - Un survivant? Lequel?" Il ne savait pas de quoi je parlais. Pourtant, Un survivant de Varsovie (Ein Überlebender aus Warschau), oratorio d'Arnold Schönberg, est le plus grand monument que la musique ait dédié à l'Holocauste. Toute l'essence existentielle du drame des Juifs du XXe siècle y est gardée vivante. Dans toute son affreuse grandeur. Dans toute sa beauté affreuse. On se bat pour qu'on n'oublie pas des assassins. Et Schönberg, on l'a oublié".
Au-delà des discours sanctifiés et convenus, je crois que le théâtre permet de montrer cela. Dans le même volume, Kundera exprime son admiration pour Tolstoï et pour Francis Bacon qui se fâchait quand on parlait d'horreur à propos de sa peinture. Kundera écrit ceci: "Il y a aujourd'hui trop de peintures qui veulent nous effrayer et nous ennuient. (C'est moi qui souligne). L'effroi n'est pas une sensation esthétique et l'horreur qu'on trouve dans les romans de Tolstoï n'y est jamais pour nous effrayer; la scène déchirante où on opère sans anesthésie André Bolkonsky, mortellement blessé, n'est pas privée de beauté; comme jamais n'en est privée une scène de Shakespeare; comme jamais n'en est privée un tableau de Bacon".
Oui, je crois que le théâtre - comme Kundera a raison de citer Shakespeare! - est le seul lieu qui permet d'inventer des formes capable d'accueillir cela, "dans toute sa beauté affreuse". Arthur Nauzyciel en a-t-il les moyens? Oui, oui, oui! C'est pourquoi j'ai été déçu. A-t-il craint les foudres de Lanzmann?... A moins que la mémoire des camps - qui lui a été transmise par un oncle et un grand-père ayant survécu à Auschwitz - ne le touche de bien trop près.
Trouver la bonne distance, c'est ça la question.
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"Jan Karski (Mon nom est une fiction)" d'après le roman "Jan Karski" de Yannick Haenel, mise en scène d'Arthur Nauzyciel, Opéra-Théâtre, à 18h (jusqu'au 16 juillet).
On se souvient de la grosse colère de Claude Lanzmann lors de la parution du roman de Yannick Haenel, "Jan Karski" (Gallimard), Prix Interallié 2009: "Haenel est un faussaire... c'est une mauvaise action de Philippe Sollers d'avoir publié ce livre obscène, malhonnête, une honte"! Lanzmann accuse notamment Haenel d'avoir falsifié l'entrevue entre Jan Karski et Roosevelt en juillet 1943 et d'insinuer qu'aux yeux de l'émissaire polonais, les Américains étaient complices de l'extermination des juifs.
C'est évidemment plus compliqué. Explication. Auteur d'un film admirable sur la Shoah, Lanzmann a décidé qu'on ne devait plus, après lui, faire de film sur les camps, ni Spielberg, ni Benigni, personne! On ne peut pas montrer "ça", il a fait "Shoah" justement pour montrer qu'on ne peut pas montrer "ça", okay? Non, n'insistez pas, c'est définitif. Il n'y a pas, au cinéma, au théâtre, en littérature, où vous voulez, de postérité fictive ou pas fictive à la Shoah après "Shoah" - son film, le seul film qui soit autorisé. Fermez le ban! Tout contrevenant, même en songe, à cette bulle papale sera aussitôt exécuté en page 2 du journal "Le Monde", avec à l'appui un documentaire diffusé sur "Arte" dans le mois. Est-ce que c'est bien compris?
Je pense, comme Jorge Semprun, exactement le contraire: même si le romancier n'a pas tous les droits, personne ne peut a priori fixer des limites à l'invention et à l'imagination. Au-delà ou à côté du témoignage précieux des victimes (David Rousset, Primo Levi), au-delà ou à côté du travail nécessaire des historiens (Raul Hillberg), il revient aux écrivains, aux artistes, qui n'ont pas connu cette époque, de s'approprier cette mémoire et de la faire vivre. C'est même la seule façon de lutter contre l'oubli. Pour les siècles futurs, ce sont eux, les véritables gardiens du souvenir.
Le seul tort d'Haenel est d'avoir intitulé son roman: "Jan Karski". Ce nom ne lui appartient pas, il appartient à l'Histoire. Ensuite, on peut lui reprocher de n'être ni Aggrippa d'Aubigné ni Shakespeare ni Sophocle, c'est une autre question.
Retour au théâtre. Nauzyciel encourt le même reproche qu'Haenel dans son adaptation. Qu'il ait cru bon, par précaution, d'adjoindre au titre original: "Mon nom est fiction" ne lève pas l'ambiguité. D'autant moins que son spectacle respecte fidèlement le découpage en trois parties du livre d'Haenel: le témoignage de Karski recueilli par Lanzmann dans "Shoah" (dit sur scène par Nauzyciel), puis le résumé du livre autobiographique de Jan Karski, "Mon témoignage devant le monde. Histoire d'un Etat secret" (enregistré en voix off par Marthe Keller), et enfin le monologue d'un personnage de roman, nommé Jan Karski, et librement réinventé par Haenel (joué par Laurent Poitrenaux).
Le vrai problème est ailleurs. La facture du spectacle est trop sage; le message qu'on nous délivre est devenu, hélas un peu tard, unanime, univoque, consensuel. Et chacun d'applaudir vertueusement en se félicitant d'être aujourd'hui si responsable et si lucide. Vraiment? A-t-on fait mieux depuis? A-t-on déjà oublié le silence qui a recouvert les génocides récents en Bosnie, au Rwanda ou au Darfour? On ne fait que répéter sur scène ce que chacun a déjà lu (ou devrait lire): oui, les Alliés n'ont pas levé le petit doigt pour sauver les juifs d'Europe!
Que signifie le numéro de claquettes de Nauzyciel après sa tirade? Quel sens donner aux déhanchements hiératiques d'Alexandra Gilbert qui clôturent le spectacle? Pourquoi Laurent Poitrenaux est-il si monochrome? Empêtré dans le pathos de sa diction larmoyante, le comédien peine à incarner son personnage - l'insomnie, la rage, la colère de Jan Karski! Le public ne bronche pas, écrasé par la culpabilité et l'effroi. C'est sans surprise et c'est un peu court, à la limite de la bonne conscience et du pharisaïsme façon "Télérama"! Ce qui nous manque? Du roman (peut-être pas celui de Haenel ou alors seulement sa méditation devant "Le Cavalier polonais" de Rembrandt), du théâtre, du risque.
Devant ce récit d'une vie brisée, héroïque, exemplaire, quel spectateur oserait avouer qu'il a eu parfois envie de bailler, comme Roosevelt, sourd aux appels au secours de Karski? N'ayez crainte, personne. J'insiste: il n'y a aucun risque.
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