12 JANVIER
Reçu: "Encycopédie capricieuse du tout et du rien" de Charles DANTZIG (Grasset)
C'est un livre de chevet: on le pose, on dort un peu dessus, on le reprend, comme on retrouve un ami. L'amitié, c'est de se revoir... On compare nos goûts, nos phobies, nos dédains. Une certaine intimité s'installe, on se rencontre à heures fixes, on ne se quitte plus mais chacun vit sa vie, comme on s'entiche d'un inconnu le temps d'une croisière. Parfois, ça suffit, on voudrait se fâcher avec Dantzig; c'est impossible, Charles, vous rattrappe par votre manche avec un joli mot qu'il gardait dans la sienne. On se dit qu'on n'a pas mieux à faire en ce moment que de l'écouter encore un peu.
Il ne faut pas le lire d'une traite, il ne faut pas non plus commencer par le début: c'est une "encyclopédie"! Une anthologie de soi mais c'est celle d'un autre. Vous y entrez comme bon vous semble, comme dans un moulin; vous croisez votre humeur avec la sienne, au petit bonheur; vous oscillez entre plusieurs catégories définies par le meunier lui-même: animaux tragiques, arbres, pluie, flagorneries, choses douces, cons, grincheux, fessées perdues, aéroports charmants, musées qu'on peut visiter sans faire la queue dans le brouhaha ni sentir les odeurs de nourriture d'une cafétéria, tombeaux, épitaphes, etc. Du coup, il arrive qu'on relise certaines pages avant d'avoir tout lu.
Ce ne sont que des listes, oui, des listes, toutes sortes de listes. Des listes qui émeuvent, qui font envie, qui font rire, qui font rêver, qui font regret, comme celles de dame Sei Shonagon, courtisane du XIe siècle, que Dantzig compare à Virginia Woolf pour son inclination douce à la mélancolie: celle, par exemple, d'un "jour de pluie où l'on s'ennuie et où l'on retrouve les lettres d'un homme qu'on a jadis aimé". Ou encore celles de ce Chinois du IXe siècle qu'on n'a jamais lu: Li Yi-chan, qui paraît-il avait de l'humour. Il faudra, à l'occasion, que je demande à Pascal Quignard ce qu'il en pense.
Dantzig est-il snob? Oui, dans la liste des "femmes comme on en voudrait dans la famille", il réclame l'impératrice Joséphine, Gertrude Stein, Mme du Deffand, Rachilde et Louise Labé!Il dit que le jeune matador Sébastien Castella est un ange dans l'arène (d'ailleurs c'est parfaitement exact); il adore les acacias de Greenwich Village mais il faut qu'il ajoute: "... dans Bleecker Street vue depuis W. 10th Street, dos à Soho".
Qu'est-ce qui sauve ce snob du ridicule? L'humour, comme Li Yi-chan, comme Oscar Wilde. La cruauté, plus mimée que réelle, fardée en petites phrases d'après-dîner. Exemple: "L'Anglais mignon quand il passe 35 ans prend souvent l'allure d'un palefrenier". Charles a-t-il connu beaucoup de palefreniers ? Good Gracious! je ne sais pas mais j'en doute. Je parierais que la mort de Lucien de Rubempré dans "Les Illusions perdues" est le moment le plus tragique de son existence.
Un dandy? Oui mais, dans son cas, c'est moins une catégorie qu'une trappe où on le jette pour s'en débarasser. Baudelaire voyait dans le dandysme une posture d'orgueil et de rébellion, "le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences". Pas facile à assumer quand on paraît si doué pour le bonheur. Bien sûr, il y a, chez Dantzig, l'ivresse de déplaire, le goût de s'affranchir de toutes les contingences: le travail, la famille, l'argent, les ancêtres et le qu'en dira-t-on. Mais n'est-il pas trop français - je veux dire, narquois, touche-à-tout, frivole, réfractaire aux dialectes et briseur d'idoles - pour n'être pas un peu moraliste?
Un sceptique? Oui, il ne se lasse pas de vouloir prouver qu'on ne peut rien prouver. Un peu dégoûté du monde sans être décharmé de soi, il recense, il examine ce qui l'environne, il classe; il met en doute ce qu'on croit et ce qu'on dit, ce qu'il croit et dit lui-même (ce n'est pas un dogmatique); il s'en prendrait même aux choses sacrées, celles qu'il est défendu d'examiner, mais là il lui faudrait s'armer d'une hache, d'une épée, d'un harpon; il préfère l'épuisette ou le filet à papillons.
En tous cas, en sa compagnie, on ne s'ennuie pas; même quand il médit, c'est comme par distraction ou par charité, comme une marquise écrase une guêpe égarée dans le pot de miel, avec un sourire. A vrai dire, il sourit de tout, avec bonhomie. Il ne sait ni mordre ni gémir. Il compare Stendhal et Jacques Laurent, Proust et Fitzgerald, visite la tombe de Mérimée qui voisine avec celle de Martine Carol sur les hauteurs de Cannes.
Quelle déplorable légèreté! Ca n'empêche pas quelques ombres, quelques fantômes, de le remordre entre les lignes, et quelques gouffres de le tenter. D'ailleurs, pour lui - c'est à mes yeux ce qui le sauve - il s'agit moins de se distinguer que de s'accepter. La futilité est une ascèse.
P.S. Je dis: la futilité est une ascèse. "Jamais deux mots abstraits dans la même phrase", dirait le Dantziger. C'est lui qui a raison. Mais je crois qu'il faut mettre de l'abstraction dans nos sensations, et des sensations dans nos pensées. Peut-être était-ce possible à l'époque de John Donne, l'élisabéthain métaphysique (et en Angleterre, c'est rare), qui allie la sensualité hard, l'humour et la glace, ou à l'époque de Diderot, le matérialiste enchanté cher à Elisabeth de Fontenay. A demain.